La montagne magique pourrait ressembler à un conte onirique, une gigantesque parabole invitant le lecteur à porter un regard philosophique sur les mystères de la vie et de la mort, mais aussi sur la maladie et l'amour.
Essai romancé ? Récit romanesque ? Il y a tant de portes qui sont proposées au lecteur que l'on peut s'y perdre, le chemin est tortueux et
Thomas Mann ne nous donne pas toutes les clefs, c'est à nous de nous saisir de quelques-unes selon nos affinités ou notre humeur montagnarde.
Certains y verront un pensum indigeste à l'endroit même où d'autres découvriront une source d'inspiration inouïe offrant une vision allégorique et intemporelle du monde, d'autres encore y rencontreront un récit grinçant, caustique, ironisant sur la déliquescence de l'humanité et en particulier de la vieille Europe sur le point de s'embraser dans l'apocalypse de la première guerre mondiale toute proche.
Ce livre est peut-être un puits, à la profondeur insoupçonnée, d'aucuns diront un puits sans fond...
J'ai l'impression d'avoir tour à tour visité toute cette panoplie de sensations. Je l'ai vécue comme une expérience riche et insolite, non dépourvue d'appréhension et d'écueil, qui comptera dans mon parcours de lecteur.
Le roman est lui-même une montagne, le côté magique est peut-être d'en revenir non pas en bobsleigh, comme ceux qui ramènent les morts vers le plat pays d'en bas, mais bien vivant, heureux d'avoir accompli cette ascension vertigineuse.
C'est ma seconde incursion dans ce livre. Lorsque mon amie Anna (@AnnaCan) m'a proposé de l'accompagner dans cette lecture, nous avons privilégié la magnifique traduction de Claire de Oliveira, résultat de cinq ans de travail qui rend le récit beaucoup plus fluide que l'unique traduction initiale, celle d'un certain
Maurice Betz qui, reconnaissons-le, avait délivré dans la précipitation un texte bien rêche et qui ne délivrait pas toutes les subtilités ironiques que recèle le roman de
Thomas Mann.
Le ressort narratif de
la Montagne magique est pourtant simple. Hans Castorp, jeune homme de vingt-trois ans tout juste promu ingénieur décide, avant de rejoindre l'industrie navale, d'aller rendre visite à son cousin Joaquim Ziemssen, au sanatorium de Berghof à Davos. Ce dernier y est en cure, alors qu'il s'apprêtait à s'élancer dans une brillante carrière militaire. Hans Castorp se doutait-il que ce séjour de trois semaines allaient durer sept ans ?
C'est un séjour apparemment anodin qui va bouleverser le cours de sa vie. À la faveur d'un gros rhume et d'une tache humide peut-être ancienne décelée à la radiographie, le départ de Hans Castorp du sanatorium est retardé, c'est le prétexte rêvé pour prolonger son séjour qui va se transformer à son tour en une longue convalescence ; c'est l'épreuve du temps, immobile, qui va s'égrener, là-haut dans la longue répétition des jours et que nous allons suivre. Hans Castorp va se laisser envoûter par cette atmosphère confinée, une forme de réclusion qui finit par devenir désirée, lieu clos avec ses propres règles, ses rituels, tel un lieu monacal.
La Montagne magique peut être lu comme le roman de l'enfermement. Ce n'est pas sans me rappeler des récits de SF ou bien certains lieux de la mythologie grecque ou même tibétaine avec des réalités parallèles ou des royaumes invisibles, lorsque le temps n'est plus le même. C'est une zone frontière entre la vie et la mort, qui offre peu à peu une place clandestine à l'amour et l'éveil des sens... J'adore ces univers incertains...
Alors, la maladie devient comme un droit de séjour pour demeurer dans ce lieu d'envoûtement.
Vous voyez, quand je vous disais que
La Montagne magique comporte plusieurs portes à ouvrir...
Peut-on qualifier
La Montagne magique de roman d'apprentissage, celui de la transformation intérieure d'un anti-héros, Hans Castorp, jeune homme simple et encore un peu naïf et que quelques intellectuels bien intentionnés et qui vont devenir des sortes de précepteurs pour lui vont s'évertuer à déniaiser ? Hans Castorp est une sorte de page vierge au moment où l'on fait sa connaissance.
J'ai aimé voir dans l'enthousiasme de ces premiers chapitres une métaphore de la page blanche qu'il nous reste à écrire, de la métamorphose qui nous emporte parfois dans les méandres de l'existence...
Le thème du temps est majeur, c'est l'expérience d'un temps paradoxal, élastique, il y a le temps d'en bas (le plat pays, celui de la réalité) et le temps d'en haut (le sanatorium, ce monde protégé presque irréel), on pourrait rajouter le temps de la montagne aussi, quasiment éternel. le sanatorium incarne ce temps suspendu, celui d'une contre-société, une société tenue à l'écart du monde. le lieu est à lui seul une variation de plusieurs représentations.
Le temps est peut-être en effet le personnage principal de ce livre. Roman du temps, roman sur le temps... Je vous vois déjà venir. Oui forcément, j'ai pensé à
Marcel Proust que je lisais au cours de cette même période de lecture,
La Montagne magique est aussi un long récit sur la dilatation du temps, sur la durée, sur la manière de scruter un instant très court et de le faire se prolonger.
Mais là où
Thomas Mann nous propose une vision très pédagogique et didactique du monde,
Marcel Proust nous offre, lui, une subtile et sensible sensation du monde. C'est sans doute là toute la différence entre les deux écrivains.
Si
La Montagne magique est un roman qui ambitionne d'embrasser la vie même, parfois qui trop embrasse, mal étreint...
Cette ascension, si j'en reconnais la puissance magique et vertigineuse, m'est apparue à certains endroits lourdes, indigestes, parfois hermétiques. Mon enthousiasme s'est émoussé, des pages m'ont résisté durant les échanges pour ne pas dire les joutes verbales, - prétexte à de longues digressions philosophiques entre les deux mentors du jeune homme, Ludovico Settembrini le libre-penseur humaniste et Léon Naphta l'idéologue totalitaire, offrant deux visions du monde pour ne pas dire deux visions de l'Europe qui s'apprête alors à être déchirée. Parfois, j'ai eu envie de regarder par la fenêtre du sanatorium la neige tomber au-dessus de Davos pendant que les deux intellectuels dissertaient et s'écharpaient sur leur idéal de monde. Sans compter quelques longues palabres scientifiques qui dévoilaient des idées qui avaient mal supporté l'outrage du temps...
Comme disait naguère
Woody Allen, « l'éternité c'est long, surtout vers la fin. » Ces sept années qui ressemblent déjà à l'éternité auraient pu continuer ainsi, si le cours des choses de là-haut n'avait pas été interrompu par le cours des choses d'en bas, à savoir la guerre. Cette rupture brusquement va lier de fait les deux univers...
Mais j'avais besoin de me plonger dans l'imaginaire de personnages dont l'âme me ramènerait par un détour ou par un autre à moi-même, à ma propre identité, ce que je suis, ce que je voudrais être... Je crois pour cela et irrémédiablement au pouvoir romanesque... Et je pense que cette lecture m'aura définitivement ancré dans cette conviction.
Et puis heureusement elle vint dans ce paysage du livre sur son versant romanesque justement et sa présence redonna goût à ma lecture. Elle, Clavdia Chauchat, en convalescence au sanatorium de Berghof elle aussi, jeune femme russe, belle et mystérieuse aux yeux obliques, tout droit venue de son Daghestan natal.
Elle était ce rayon de soleil attisant le désir devant laquelle Hans Castorp, insouciant, mélancolique et transi amoureux faisait preuve de beaucoup d'égarement et de maladresse. Quelques épisodes romantiques, trop peu à mon goût, sont ainsi venus offrir par la présence de ce personnage féminin quelques respirations sensuelles et érotiques à ce texte parfois si abrupt.
Était-elle pour Hans Castorp la fièvre de son corps et le battement de son coeur qui donnaient enfin sens à sa présence ici ? Ce corps humain, radiographié ou non, qui d'une manière générale produit autant la volupté que la maladie et qui tend inexorablement vers la mort... Je ne saurais vraiment le dire, la présence de Clavdia Chauchat dans ce roman restera pour moi autant un mystère insondable qu'un ravissement cruel.
Elle semblait toujours en partance et quand elle revenait, elle était, au goût de Hans Castorp et du mien aussi je dois l'avouer, si mal accompagnée...
Je me demande encore aujourd'hui quelle fut l'intention de
Thomas Mann en introduisant ce personnage féminin si insolite dans son récit et qui, dans ce désir amoureux éperdu et incompris échappait sans cesse à Hans Castorp. Peut-être était-elle un trait d'union entre la pulsion de vie et la pulsion de mort...
...
C'était le soir, déjà tard. Je cherchais à rassembler les derniers mots pour conclure mon billet lorsque j'ai senti une présence derrière moi. Je me suis retourné et je l'ai reconnue à ces yeux kirghizes et sa robe de mousseline noire. Pour une fois, elle n'avait pas violenté la porte en entrant dans une pièce.
Elle s'est penchée au-dessus de mon épaule.
« Dis-moi, cher lecteur, parleras-tu un peu de moi dans ton billet ?
- Bien sûr, ai-je répondu, à peine surpris de sa présence. En doutiez-vous ? » Elle sourit, secoua légèrement la tête.
« Je me rends compte que je n'ai été qu'un alibi aux propos de
Thomas Mann. Un alibi philosophique aux allures érotiques... »
Tout de même, elle y allait un peu fort pour engager la conversation, comme ça, sous le coup d'une confidence... Elle soupira, puis ajouta en riant d'une voix persifleuse : « Il est vrai que le domaine de l'amour n'est pas celui où cet écrivain excelle. »
À cet instant, je ne sais pas pourquoi j'ai songé à Emma Bovary, Anna Karénine, Jane Eyre, Elizabeth Bennet... J'ai eu un pincement au coeur. J'ai pensé à la solitude littéraire de Clavdia Chauchat...
Je pensais aussi comme elle que
Thomas Mann n'aura jamais fait de Clavdia Chauchat une héroïne féminine à part entière, tout juste un effleurement, un fantôme traversant comme une silhouette évanescente ces milliers de pages dressées devant nous comme une montagne infranchissable et qui valut à Hans Castorp de formuler une déclaration d'amour autant imprévue que fracassante. Qui se souviendra de ce nom, Clavdia Chauchat ?
Elle continua de soupirer avec une tristesse dans la voix.
« Il y avait matière à construire un beau personnage féminin, il a fait de moi une personne cruelle, insolente, éphémère, une figurante de passage aux allures de femme gâtée et capricieuse...
- Je vous trouve bien injuste autant à votre égard, qu'à celui de votre créateur. L'histoire entre Hans Castorp et vous pouvait-elle finir autrement ? »
Il est vrai que je n'imaginais pas un seul instant Clavdia Chauchat et Hans Castorp redescendre de la montagne en traîneau à clochettes pour annoncer au plat pays leurs prochaines épousailles.
Mais j'avais une question qui me turlupinait...
« D'ailleurs, à propos de Hans Castorp, je me suis toujours demandé si... » Dans ma confusion, je cherchais mes mots, je balbutiais, je regrettais déjà ma question, j'aurais voulu que
la Montagne magique s'ouvre et m'emporte à jamais dans son enchantement. Elle s'est mise à rire, s'approchant plus près encore de moi. « Voyez-vous cela, petit bonhomme de bonne famille, oh la belle question ! » Elle a marqué un temps d'arrêt que j'ai trouvé aussi long que la lecture de certains passages de ce livre.
« Tu veux savoir si notre amour a été consommé, c'est bien cela ? Tu es un bien indiscret garnement, je trouve. Serais-tu jaloux ? Et quand bien même ce serait vrai, est-ce que cela changerait quelque chose à ta lecture ? Et à l'histoire de ce livre d'ailleurs ? »
Elle ajouta, en venant poser un doigt vertical sur ma bouche horizontale comme pour m'inviter à me taire à jamais et je lui en fus infiniment reconnaissante :
« Il faut laisser ce mystère au lecteur, un mystère bien audacieux, dit-elle. D'ailleurs l'auteur n'en sait rien lui-même. » Son visage eut l'expression d'une moue narquoise tandis qu'elle haussait légèrement les épaules. « Je crois bien que ces choses-là ne l'intéressaient guère. D'ailleurs, s'est-il intéressé un seul instant à ses personnages ? »
Finalement, ne symbolisait-elle pas à elle seule l'expérience de l'attente et de l'impossible retour, thèmes effleurés par
Thomas Mann dans son livre... du moins, c'était ce que je voulais voir en elle... Je ne sais pas pourquoi, j'ai pensé à cet instant à Orphée et Eurydice...
...
Plus tard, vraiment plus tard, quand je suis retourné à mon bureau pour terminer enfin la rédaction de mon billet, alors que je regardais la page encore inachevée de mon carnet à spirale, je me suis aperçu que le crayon à la mine d'argent avec lequel j'écrivais avait disparu. Tout comme elle... Peut-être tout ceci n'avait été qu'un rêve ?
Sur le dos de mon fauteuil était posé un petit mouchoir en dentelle comportant les initiales cousues de ces deux lettres, C.C....
Ce soir il y avait une tache humide qui suintait dans mon coeur. Je savais que j'aurais une mauvaise fièvre sans tarder comme elle me l'avait prédit.
Je remercie ma fidèle camarade de cordée, Anna, (@AnnaCan), avec laquelle j'ai accompli avec jubilation ce trek littéraire hors des sentiers battus.