La tristesse a le sommeil léger

Eux, ils ont grandi dans du coton, à l’abri d’un milieu protégé et avec deux parents très présents, aux petits soins pour eux ; moi, j’ai appris à conquérir de haute lutte l’attention la plus difficile à obtenir, celle qui ne vous est pas due. Si un jour je me retrouve à boutonner le blouson de mon fils, je lui caresserai la tête et je lui dirai, mot pour mot : « Vas-y maintenant, et apprends à te faire accepter par ceux qui ne sont pas obligés de le faire. »
 
 
Non content d’être le seul de ma famille à avoir hanté l’école publique, j’ai aussi été le seul à éprouver l’ivresse de devenir un louveteau scout. Maman était convaincue que cela m’aiderait à grandir, que je me lierais d’amitié avec d’autres garçons que mes camarades de classe, que ce serait une expérience utile à me faire comprendre les dynamiques de groupe, que j’apprendrais à toujours m’en tirer par mes propres moyens et à aimer la nature et les animaux. Mais une fois encore, c’était sans compter sur Raffaele Gargiulo, qui a aussitôt engagé la lutte. Cela étant, lui non plus n’avait pas assez tenu compte de la ténacité de ma mère, qui a fini par l’emporter. Je suis donc devenu louveteau et j’ai participé à un camp d’été au fin fond de l’Irpinie.

Il est donc facile de comprendre pourquoi le jeune homme cultivé qui parlait comme un philosophe et qui récitait des poèmes de Neruda a fini par conquérir son cœur. Des cohortes de garçons lui tournaient autour, prêts à lui proposer un nombre incalculable de glaces et de balades en scooter, mais elle a choisi Raffaele Gargiulo et le combat politique. Pour rester à ses côtés, elle a même fini par rivaliser avec lui et par mener les mêmes luttes.

C’est amusant de se dire que deux personnes aussi différentes l’une de l’autre ont eu malgré tout assez de constance pour se chercher un point commun. En l’occurrence, moi. Je leur ai en effet permis d’exhiber dans toute son étendue leur inaptitude absolue au rôle de parents, de mettre en pratique le système doctrinal de contrôle émotionnel qui leur est si cher, à tous les deux. Et je suis bien conscient que nous sommes ici à la limite du grotesque.
Quant au reste, je ne sais pas comment ils ont fait pour se marier et mettre un enfant au monde. Mais ces deux faits apportent par eux-mêmes un argument en faveur de la théorie que je me suis évertué pendant des mois à expliquer à Matilde : derrière la naissance d’un enfant, il n’y a pas de secrets particuliers, de formules algébriques ou de fautes à expier, à expier, mais tout simplement des coïncidences.
 
 

C’est amusant de se dire que deux personnes aussi différentes l’une de l’autre ont eu malgré tout assez de constance pour se chercher un point commun. En l’occurrence, moi. Je leur ai en effet permis d’exhiber dans toute son étendue leur inaptitude absolue au rôle de parents, de mettre en pratique le système doctrinal de contrôle émotionnel qui leur est si cher, à tous les deux. Et je suis bien conscient que nous sommes ici à la limite du grotesque.
Quant au reste, je ne sais pas comment ils ont fait pour se marier et mettre un enfant au monde. Mais ces deux faits apportent par eux-mêmes un argument en faveur de la théorie que je me suis évertué pendant des mois à expliquer à Matilde : derrière la naissance d’un enfant, il n’y a pas de secrets particuliers, de formules algébriques ou de fautes à expier, mais tout simplement des coïncidences.

LE MOT enfance vient du verbe latin fari (parler), précédé du suffixe privatif in. Dans l’Antiquité, il servait donc à désigner cette période de la vie où l’être humain n’a pas encore l’usage de la parole. À l’époque moderne, il a pris de nouvelles connotations, et son acception contemporaine correspond à un laps de temps beaucoup plus long. Mais si je voulais m’en tenir à son sens étymologique, je serais forcé d’admettre que je sors à peine de l’enfance. J’ai en effet passé les trente premières années de mon existence à utiliser le langage à titre tout à fait accessoire, et je n’ai appris que très récemment à donner mon opinion, en de très rares occasions et jamais de façon catégorique, bien au contraire : je m’en tiens le plus souvent à balbutier quelques mots et je suis toujours incapable d’affirmer ma présence dans le monde.