Retour de lecture sur “
Eureka street” un roman de
Robert McLiam Wilson, publié en 1996. Ce roman raconte la vie chaotique de différents personnages, tous très hauts en couleur et très attachants, dans le Belfast des années 90 à la fin du conflit Nord-Irlandais. Parmi eux, Il y a tout d'abord celle du narrateur,
Jake Jackson qui travaille dans la récupération d'objets impayés, un catholique au coeur d'artichaut qui essaye d'oublier sa rupture avec Sarah et qui tombe amoureux comme il change de chemise, successivement d'une serveuse du bar qu'il fréquente avec ses amis, d'une jeune caissière, d'une passagère rencontrée dans un train…Il fait également la rencontre de Roche, un jeune enfant qui vit dans la rue et qu'il prend sous son aile. Il y a ensuite l'histoire du véritable héros de ce roman, Chukie Lurgan, l'ami protestant de Jake, qui devient très riche, presque contre son gré, à la suite de sombres arnaques totalement improbables et qui, malgré un physique désavantageux, réussit à séduire Max, une américaine fille d'un diplomate tué à Belfast. de nombreuses autres histoires viennent ensuite s'ajouter, toutes relatant la vie de gens vivant dans un climat de violence omniprésent lié aux attentats, des gens qui sont soit catholiques, soit protestants, qui sont d'aucun parti et qui essayent juste de vivre normalement. Ces personnages sont tous particulièrement touchants et très attachants, l'auteur n'hésite jamais à les affubler de faiblesses très humaines qui peuvent nous renvoyer à nous-mêmes. En ouverture du livre
Robert McLiam Wilson écrit « Toutes les histoires sont des histoires d'amour », c'est ce qu'il essaye de nous démontrer, car toutes ces histoires, tous ces parcours, ont ce point commun. La peinture de la situation nord irlandaise avec l'affrontement entre la communauté protestante et la catholique, est faite de manière très subtile. Il dénonce, de manière indirecte, la stupidité de cette rivalité qui s'est installée et maintenue avec le temps, et qui a pratiquement perdu tout son sens. Il se contente de la décrire, de juste l'intégrer dans son décor puisqu'elle est maintenant ancrée dans l'âme des habitants, elle fait partie de l'ADN de cette ville. Les différences se sont gommées avec le temps, les gens s'éloignent de plus en plus de la religion, il ne reste plus qu'une haine ancestrale sans véritable fondement. Il dénonce plus ouvertement la violence qu'elle entraîne et la stupidité des attentats qui frappent aveuglément des habitants qui n'ont rien demandé à personne. C'est d'ailleurs un attentat particulièrement meurtrier qui est un des principaux points de basculement de ce roman, en affectant pratiquement la totalité des personnages et en ayant un impact sur leur destin. On pourrait croire que tout cela est bien noir, et pourtant ce n'est absolument pas le cas.
Robert McLiam Wilson nous livre là un roman très lumineux, c'est une ode à la vie, à l'amour, à l'amitié et à cette ville de Belfast qu'il aime plus que tout. L'écriture du livre est particulièrement bien maîtrisée et le rend très agréable à lire, il y a beaucoup d'humour et énormément de tendresse quand il nous partage la vie et le quotidien de ses protagonistes, tout en restant très percutant dès qu'il s'agit de décrire le climat de violence. C'est au final un livre à découvrir, sur ce sujet très particulier du conflit nord-irlandais, un très bel hommage à ce peuple et surtout à cette ville meurtrie par des décennies de conflits entre communautés.
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“J'ai traversé Shaftesbury Square. Bien qu'il fût encore tôt, les clients de chez Lavery's débordaient déjà sur le trottoir. Des groupes de jeunes d'une saleté peu commune traînaient jusque sur la chaussée, un verre de bière à la main. Tandis que je passais devant le bar en enjambant leurs chevilles tendues, j'ai remarqué l'odeur d'urine tiède émanant de l'intérieur. Je détestais Lavery's. C'était forcément le bar le plus crade, le plus populeux et le plus rebutant de toute l'Europe de l'Ouest. Moyennant quoi il avait un succès fou. très Belfast. Einstein avait tout faux : la théorie de la relativité ne s'applique pas à Lavery's. le temps de Lavery's est un temps différent. On entrait un soir chez Lavery's, âgé de dix-huit ans, et on en ressortait écoeuré, en titubant, pour découvrir qu'on avait trente ans bien sonné. Là, les gens tuaient leur vie en buvant. Lavery's était pour les ratés. Je bossais comme carreleur et je ne pouvais pas entrer chez Lavery's : je réussissais trop bien.”