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Et la guerre est finie" est une trilogie constituée de trois recueils de nouvelles qui nous emmènent, au gré de textes souvent très courts (pas plus de deux, trois pages pour la plupart), de l'Europe aux Etats-Unis, en passant par Israël.
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Les grands express Européens" se présente comme les différents motifs d'une fresque dont les détails du décor importent autant que le thème central. Au fil des textes, nous croisons une multitude de protagonistes dont plusieurs ont pris le même train de luxe traversant l'Europe, au cours d'un trajet rendu macabrement mémorable par le suicide d'une femme qui s'est jetée sur les rails, puis de manière plus anecdotique par l'évanouissement conséquent de la star de cinéma présente à bord.
Les liens entre quelques protagonistes se tissent peu à peu, tout en restant parfois ténus ; l'évocation régulière de certaines personnalités ou de certains objets – tel ce roman intitulé "La petite mort d'Aristide"- jalonnent le recueil d'échos, de repères qui donnent l'impression de suivre un jeu de piste.
De couloirs d'hôtel où l'occasion nous est parfois donnée de croiser
Albert Cossery ou
Albert Camus, des rues de Londres à la gare de Venise, des Alpes suisses à Lourmarin, en passant par Paris, Rome ou l'Allemagne, nous traversons une Europe où, si la guerre est en effet finie, ses répercussions n'en finissent pas de hanter ses citoyens, faisant peser sur le monde une incurable mélancolie.
Survivants des camps, blessés de guerre, nazis ou fascistes vaincus, simples spectateurs, chacun a réintégré une paix qui dissimule sa dépression sous un vernis de normalité et d'effervescence illusoirement thérapeutique. Mais pour beaucoup, il n'y a pas de remède, seulement le renoncement, pour certains la concrétisation d'une vengeance nécessaire mais qui ne réparera pas, pour d'autres l'adhésion à de nouvelles luttes qui réenclenche le cercle de la haine et de la violence.
L'évidence, dès ce premier volume, est la force d'évocation de la plume de
Shmuel T. Meyer. Sa capacité, en quelques mots, à planter un décor, à évoquer une action ou un visage, et surtout à saisir l'essence d'un moment, à lier anecdotique et profondeur, à introduire en une allusion le fracas du désespoir dans l'apparente insignifiance du quotidien, est remarquable.
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Kibboutz" est, toujours en une succession de textes très brefs, la chronique de la vie d'un narrateur au sein du
kibboutz de Kfar Avraham, en même temps que le récit de "l'apogée et déliquescence d'une des plus belles expériences socialistes de l'histoire humaine".
Telles des miniatures aux couleurs vives, les nouvelles de ce recueil animent tout un monde, avec son décor caractéristique et sa galerie de personnages haut en couleur, tout en diffusant un sentiment de mélancolie croissant.
On y fait quelques incursions dans l'enfance du héros, celle d'un « sandales-short » au contact permanent de la nature. Car le
kibboutz est avant tout un univers agricole, de réveils avant l'aube et de journées laborieuses, où l'on aime la terre autant qu'on la travaille, où la beauté paisible des cultures au petit matin cohabite avec des carcasses de Massey-Ferguson rouillées.
Des épisodes souvent cocasses, pimentés d'un humour tendrement moqueur, évoquent la vie et les principes de la communauté, ses traditions et ses contraintes, la manière dont ses membres cohabitent, dialoguent, se disputent…
On réalise aussi l'intolérance et la dureté qu'induit l'idéologie du
kibboutz, et une certaine idée de la virilité exigeant des hommes forts, guerriers, comme l'illustre la nouvelle qui met en scène le frère cadet du narrateur, devenu muet en réaction à une violence qu'il ne supportait plus, et notoirement considéré comme un lâche parce qu'il « n'atteignait (pas) la hauteur des espérances communautaires et militaires de cette institution socialiste qui se revendiquait alors comme le "sel de la Terre".
Mais l'individualisme, le triomphe du consumérisme, l'envie d'aller voir ailleurs pour les plus jeunes, ont eu raison de l'idéologie. Les ambitions, les jalousies et les bassesses que l'on mettait au service d'un idéal sont dorénavant vouées à des futilités matérielles. Il en résulte une fracture générationnelle, et la disparition de l'esprit de communauté : les réfectoires restent vide -les jeunes mangeant dorénavant chez leurs parents-, le nombre de divorces explose…
Et puis il y a l'instant tragique de la "brisure", qui sonne définitivement pour le narrateur le glas du rêve, l'effondrement des croyances et des certitudes, et l'avènement de la haine et de la fureur : l'assassinat d'
Yitzhak Rabin.
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The Great American Disaster" clôt la trilogie en nous transportant aux Etats-Unis, avec treize nouvelles balayant une période circonscrite entre la guerre de Corée et l'inauguration du World Trade Center, avec pour fil rouge le lieutenant Saul Gantz.
Là aussi, la guerre est finie mais tout aussi omniprésente. Saul Gantz est un vétéran de la guerre de Corée, un traumatisé du "Périmètre de Busan", où il a perdu ses "convictions sur la promesse de l'humanité et les temps messianiques". Sa solitude et ses désillusions transparaissent dans son allure négligée, ou au travers des insomnies qu'il soigne à coups de consommation médicale de marijuana. Ses collègues le considèrent comme "un type bien, incorruptible mais qui sent l'ennui et la poisse, un abonné au mauvais numéro de la vie".
On le suit dans le New-York des quartiers populaires et des logements insalubres, dans la puanteur de ses étés poisseux, témoin d'un désespoir qu'il constate, annonce, subit, devenu incapable d'aimer, comme le constatera Thelma, mère de la jeune fille dont le cadavre est repêché dans l'Esat River, scène sur laquelle ouvre le premier texte du recueil.
Les stigmates de la guerre font qu'elle résonne encore, à des milliers de kilomètres de son théâtre et des années après son déroulement, sous la forme de vétérans alcoolisés qui battent leurs femmes, de fils amputés d'un père qui les aurait peut-être empêchés de tomber dans la délinquance…
L'air ambiant est également lourd de racisme et d'un antisémitisme dont plusieurs textes illustrent l'imbécile cruauté.
En musique de fond, le jazz de
Miles Davis ou de
John Coltrane, que l'on surprendra à se faire un rail dans les toilettes du studio van Gelder, où nous introduit un autre personnage récurrent du recueil, jeune pigiste pour un magazine musical, dont le sens de l'autodérision permet au lecteur de souffler un peu…
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