L'histoire de certains hommes de génie présente tant d'invraisemblance à l'écrivain qui l'entreprend, qu'il semble composer avec les rêves de l'imagination, plutôt qu'avec la réalité des documents, un roman incroyable. Il arrive même pour quelques-uns que, la grandeur de leur renommée marchant de pair, à travers les siècles, avec l'universalité des récits glorieux qu'on en fit, un chroniqueur nouveau paraîtrait, tout au moins' téméraire d'en essayer, histoire ou roman, une nouvelle relation avec des chartes nouvelles. Celles que les archives des siècles postérieurs réservent, avec la découverte des papiers posthumes de ces maîtres, ne sont-elles pas les plus capables de révéler ces génies mal connus, peut-on dire, jusqu'alors, dans ce qu'ils eurent de plus passionnant en leur personne et de plus imitable en leurs actions?
Une oeuvre posthume restait de Michel-Ange, que quatre siècles de glorification perpétuelle semblent encore avoir ignorée. C'était un Michel- Ange par Michel-Ange lui-même qui, non content de sculpter et de peindre, — et jamais un portrait d'après la nature qui ne devrait se prêter qu'à l'interprétation idéale, — a pourtant tracé une silhouette de lui-même et d'une plume aussi maîtresse de ses expressions, que l'ébauchoir ou le pinceau le furent de leurs formes. Des nombreuses lettres qu'il écrivit à ses contemporains, les archives de Florence, de Rome et de Londres ont conservé les textes précieux d'où se dégage un Michel-Ange autrement expressif que celui qu'atténuerait tout commentaire livresque.
Sebastiano del Piombo à Michel- Ange
Rome, 12 avril 1520. Mon très cher Confrère, après mes salutations, etc.
Je pense que vous avez appris la mort de ce pauvre Raphaël d'Urbin et que vous en avez eu un grand déplaisir. Que Dieu lui pardonne ! ...
Maintenant je vous donne brièvement avis que l'on va peindre la Salle des Pontifes. Les élèves de Raphaël font, à ce sujet, beaucoup de bravades et veulent la peindre à l'huile. Je vous prie de vouloir bien vous souvenir de moi et me recommander à Monseigneur Révérendissime; et si je suis bon pour une semblable entreprise, veuillez me mettre à l'œuvre ; car je ne vous ferai pas honte, non plus que je ne l'ai fait, je crois, jusqu'à présent. Je vous donne avis qu'aujourd'hui, j'ai porté de nouveau mon tableau au palais, près de celui de Raphaël, et il ne m'a pas fait honte. Surtout prenez garde qu'un des élèves de Raphaël d'Urbin va à Florence pour obtenir de Monseigneur Révérendissime tous les travaux du palais. Je vous en prie, faites que j'aie au moins un de ces travaux; j'ai écrit à Monseigneur Révérendissime et me suis offert pour ce que je vaux et je puis. Je ne vous dirai pas autre chose. Jésus-Christ vous conserve en santé.
Votre compère Sébastien, peintre vénitien.
Du bout de ses quatre-vingt-neuf ans, celui-ci, toujours droit sur son oeuvre, fit patienter la mort jusqu'à ce qu'il eût posé la dernière pierre à son dôme de gloire et la première fleur à sa couronne, où n'avaient pas manqué les épines. Ce grand ouvrier, qui avait passé au travailles jours et les nuits mêmes d'une des plus longues vies qui soient accordées ici-bas, n'ayant plus rien à faire que de commencer à jouir d'une halte, préféra — à quelques mois près — le repos de la tombe à celui de l'atelier. Le soir du 18 février 1564, l'homme de fer ou de pierre que le plus terrible des papes, Jules II, avait appelé la Terribiliîa di Michelangelo, s'enveloppa dans son giubbone de manoeuvre, plia ses maigres épaules de taille ordinaire, ferma ses petits yeux couleur de corne brûlée où crépitaient des escarbilles de flamme, courba sa tête au front labouré de sept rides et s'endormit pieusement dans le Seigneur, dont il avait représenté la puissance créatrice plutôt que la grâce féconde, mieux que ne fera jamais aucun autre homme, en son argile animée.
Pendant ce séjour qu'il fit à Florence, deux choses arrivèrent. La première fut l'exécution de ce merveilleux carton commencé pour la salle du Conseil, où Michel-Ange représenta la Guerre de Pise et les divers épisodes qui s'y déroulèrent. Ce carton des plus artistiques fut connu par tous ceux qui ont depuis tenu un pinceau. Je ne sais quel mauvais sort il lui arriva dans la salle où Michel-Ange l'avait laissé, et qui s'appelle la salle du Pape, à Santa-Maria-Novella de Florence. On en voit pourtant quelque part un morceau conservé avec le plus grand soin et comme une chose sacrée. Le second incident fut la prise de Bologne et le départ du pape Jules pour cette ville, dont la reddition l'avait comblé de joie. Ce fait rendit courage à Michel-Ange, qui résolut d'aller rejoindre le pape avec plus d'espoir.
Une Vie, une œuvre : Michel-Ange (1475-1564)
Par Francesca Isidori et Claude Giovanetti.
Émission diffusée pour la première fois sur France Culture le 16.12.1993.