De 1520 à 1530
SONNET CAUDÉ À GIOVANNI DE PISTOIA
(sur le plafond de la Sixtine)
A travailler tordu j’ai attrapé un goître
Comme l’eau en donne aux minets de Lombardie
(A moins que ce ne soit de quelque autre pays)
Et j’ai le ventre, à force, collé au menton.
Ma barbe pointe vers le ciel, je sens ma nuque
Sur mon dos, j’ai une poitrine de harpie,
Et la peinture qui dégouline sans cesse
Sur mon visage en fait un riche pavement.
Mes lombes sont allées se fourrer dans ma panse,
Faisant par contrepoids de mon cul une croupe
Chevaline et je déambule à l’aveuglette.
J’ai par-devant l’écorce qui va s’allongeant
Alors que par derrière elle se ratatine
Et je suis recourbé comme un arc de Syrie.
Enfin les jugements que porte mon esprit
Me viennent fallacieux et gauchis : quand on use
D’une sarbacane tordue, on tire mal.
Cette charogne de peinture,
Défends-la, Giovanni, et défends mon honneur :
Suis-je en bonne posture ici et suis-je peintre * ?
I’ ho già fatto un gozzo in questo stento,
come fa l’acqua a’ gatti in Lombardia
o ver d’altro paese che si sia,
c’a forza ’l ventre appicca sotto ’l mento.
La barba al cielo, e la memoria sento
in sullo scrigno, e ’l petto fo d’arpia,
e ’l pennel sopra ’l viso tuttavia
mel fa, gocciando, un ricco pavimento.
E’ lombi entrati mi son nella peccia,
e fo del cul per contrapeso groppa,
e’ passi senza gli occhi muovo invano.
Dinanzi mi s’allunga la corteccia,
e per piegarsi adietro si ragroppa,
e tendomi com’arco soriano.
Però fallace e strano
surge il iudizio che la mente porta,
ché mal si tra’ per cerbottana torta.
La mia pittura morta
difendi orma, Giovanni, e’l mio onore,
non sendo in loco bon, né io pittore.
Avec ce cœur de soufre…
Avec ce cœur de soufre et cette chair d’étoupe,
Avec ces os qui sont pareils à du bois sec,
Avec une âme qui dédaigne freins et rênes,
Avec un désir prompt et trop ardent, avec
Une raison aveugle, débile et boiteuse
Et les gluaux, les pièges dont le monde est plein,
Ce n’est pas grand merveille si, en un éclair,
Je flambe au premier feu qu’on rencontre en chemin.
Si pour l’art, qui demande le secours du ciel,
Mais triomphe avec lui de la Nature, encore
Qu’elle imprègne tout lieu, je ne suis né ni sourd
Ni aveugle, et suis par là même à la hauteur
De qui m’a dérobé, puis incendié le cœur,
La faute en est à qui m’a voué à brûler.
Je reste seul à me consumer dans le noir
Quand le soleil dérobe au monde sa lumière.
D’autres, c’est par plaisir qu’ils s’étendent à terre,
Moi, c’est dans mon malheur pour gémir et pleurer.
Sol io ardendo all’ombra mi rimango,
Quand’el sol de’suo razzi el mondo spoglia :
Ogni altro per piacere, e io per doglia,
Prostato in terra, mi lamento e piango
Une Vie, une œuvre : Michel-Ange (1475-1564)
Par Francesca Isidori et Claude Giovanetti.
Émission diffusée pour la première fois sur France Culture le 16.12.1993.