D'Arthur Miller, on connaît en France essentiellement les pièces de théâtre des années 40-50, et pratiquement pas les suivantes. le miroir (Broken glass dans le titre original) est dans la seconde catégorie, étant donné qu'elle date de 1994.
L'histoire se déroule à New-York en 1938. Sylvia Gellburg vient de lire dans le journal un article sur la Nuit de Cristal. Presque aussitôt après, elle tombe en sortant de chez elle et se retrouve clouée au lit : ses jambes ne la portent plus. Elle et son mari font appel au docteur Hyman, qui habite en face de chez eux. le lecteur ne sait pas très bien s'il est médecin généraliste ; il n'est pas psychiatre ou psychanalyste, mais il s'est plus ou moins formé dans le domaine sans devenir spécialiste. Et c'est lui qui va utiliser la thérapie par la parole, alternativement avec Sylvia et Philip Gellburg, pour tenter de comprendre ce qui cloche, puisque l'état de Sylvia semble psychosomatique. de là découle une relation difficile entre les deux hommes, un jeu de séduction entre le médecin et sa patiente, et, surtout, le refoulé qui refait surface pour dévoiler des problèmes de couple, et, en creusant plus, ce qui hante Philip Gellburg.
Revenons-en rapidement aux circonstances de l'écriture : en 1994, en plein conflit croato-bosniaque, Miller décide de reprendre le thème du nazisme, et plus précisément de la Nuit de Cristal. Outre que je ne suis généralement pas très enthousiaste quand la littérature contemporaine manipule l'actualité pour parler d'événements historiques, ou l'inverse (c'est plutôt l'inverse qui se produit, d'habitude), je pense aussi que Miller n'avait pas forcément assez de visibilité sur les guerres de Yougoslavie pour se permettre d'établir une correspondance entre les deux ; c'est toujours le problème des réactions à chaud. Ça n'est pas si important que ça pour la pièce, car finalement c'est l'indifférence aux épurations ethniques qui se déroulent dans un "ailleurs", ici lointain, qui travaillait Miller ; en revanche, faire une lecture toujours réactualisée du Miroir à cause de ce contexte de 1994, je trouve ça un peu osé de la part des critiques.
Il y a pourtant bien une volonté de toucher à quelque chose d'universel dans cette pièce. Ce qui provoque mon avis mitigé, c'est que, vous l'avez vu dans mon résumé, on part des pogroms de 1938, pour passer à la paralysie d'une femme. On pense avoir compris la métaphore, du coup, qui fait référence au manque de réaction des autres pays après la Nuit de Cristal en Allemagne, sauf que c'est plus complexe que ça. Puis on passe aux problèmes apparemment insolubles d'un couple, pour finalement en arriver à ce qui est le véritable noeud de la pièce, un conflit intérieur, identitaire ; conflit intérieur censé trouver un écho dans la Nuit de Cristal. Ça fait beaucoup de sujets à relier entre eux, et il n'y pas si longtemps, j'avais ronchonné à propos de Littoral de
Mouawad, qui mêlait aussi de nombreux thèmes (dont la guerre et une quête identitaire). Je ne suis pas contre le fait d'utiliser plusieurs thématiques pour les entremêler, mais ça demande une construction dramatique au cordeau. Or, je ne trouve pas que ce soit le cas ici (et je ne trouvais pas que c'était le cas dans Littoral non plus).
Tous les sujets sont intéressants, et le fait d'avoir utilisé la psychanalyse pour composer les dialogues, pour les articuler, c'est tout aussi intéressant. Mais bon, le côté psychanalitique est un peu caricatural (le coup du transfert et du contre-transfert, c'est quand même un peu facile, et assez intutile). de fait, on se perd dans des questionnements divers qui ne vont pas au fond des choses ; la paralysie de Sylvia sert de prétexte à nous conduire on ne sait plus trop où, à force de chemins de traverse. Et on ne va pas réellement au fond des problèmes de Sylvia, ou des problèmes du couple, parce qu'il faut aussi s'occuper de Philip, et qu'on s'en occupe tardivement, et que Philip, c'est finalement le personnage principal : celui qui rejette sa judéité, et qui donc ne peut s'accepter, et qui provoque une sorte de réaction en chaîne.
Par conséquent, la pièce relève d'un potentiel qui aurait pu être passionnant, elle est intéressante dans une certaine mesure à cause de ses thématiques, mais elle se révèle pour moi inaboutie. Et pour en revenir à
Mouawad, je dirais que Miller perd un peu le fil de sa pièce comme je trouvais que c'était le cas pour
Mouawad dans Littoral, alors qu'Incendies est au contraire une réussite complète, avec pourtant le même genre de difficultés à surmonter en termes de dramaturgie. Et puis je suis embêtée avec Miller : la moitié des pièces que j'ai lues de lui m'a emballée, quand l'autre moitié m'a frustrée. Je ne sais plus que penser de lui et de son théâtre, au final.