L'abbé Jules /
Octave Mirbeau
L'histoire se passe dans un petit village de l'Orne nommé Viantais, où chacun vit sous le regard de tous et où les exigences du corps et celles de l'esprit y sont constamment réprimées.
le jeune narrateur, Albert Dervelle, est le neveu de Jules et il nous conte son enfance entre un père médecin accoucheur, une mère près de ses sous et une servante, Victoire, aux petits soins pour lui.
L'oncle Jules est parti à Paris durant six années et ce laps de temps constitue une énigme et suscite toutes les interrogations, car on n'a jamais su ce qu'il était allé faire aussi loin du village. Pourquoi est-il parti et pourquoi ne sait-on rien de sa vie là-bas, et surtout pourquoi revient-il après six années ?
le passé de
l'abbé Jules est alors évoqué, un personnage habité par tous les défauts, tous les vices, tous les crimes, toutes les hideurs, et finalement tout le mystère. le narrateur nous présente sa grand-mère devenue veuve encore jeune avec trois enfants, son père, sa tante Athalie morte à 18 ans et son oncle Jules, un être déjà sournois, tracassier et cruel que sa mère traitait d'Antéchrist. Mais ô miracle et indéchiffrable énigme, il décide d'entrer au séminaire, lui qui s'était laissé guider par son goût des mystifications excessives et des sacrilèges bravades ! Peut-être gardait-il au fond de son âme l'impérissable germe d'une éducation chrétienne ?
Remarquée au séminaire, « sa grande carcasse dégingandée accusa davantage ses angles brusques, ses saillies grimacières, et jamais elle ne connut l'onction des gestes lubrifiés, cette douceur aigre, ces caresses venimeuses, cette tortueuse souplesse, ce silence plein de chuchotements des sacristies et des confessionnaux. » Tant et si bien qu'il éveilla le soupçon d'être l'apôtre de l'hérésie future !
Doté d'une mémoire prodigieuse et de brillantes qualités intellectuelles, iconoclaste,
l'abbé Jules ne ressemblait pas aux autres séminaristes et n'aimait point ses condisciples ayant flairé l'ordure des amitiés suspectes, et dédaignait les jeunes gens en général qui selon lui « apprenaient la foi comme on apprend la cordonnerie et cachaient sous des dehors soumis et dévots, les appétits grossiers du cuistre. »
Devenu secrétaire de Monseigneur, il déclarait « avoir donné au doux corps du Sauveur le lit fangeux d'une âme sacrilège !... car il avait désiré la femme de son prochain et soufflé la débauche au coeur des jeunes filles! » Exerçant autour de lui une tyrannie implacable il n'allait pas sans une gaieté sinistre, éprouvant un besoin grossier et pervers de se divertir en terrorisant les autres dans la fièvre stérile du caprice. Avec de très brillantes qualités intellectuelles, il n'était rien et avec une activité incessante, il ne cherchait rien : avec une énergie féroce, il ne voulait rien sauf alimenter des esclandres avec le vicaire ou l'évêque qui le rappelait à l'ordre.
Un jour en chemin il rencontre une belle jeune fille, une paysanne saine et forte « dont une partie des jambes et des pieds sortaient nus d'un court jupon de bure dont les plis lourds accentuaient la cambrure puissante des flancs. Sa poitrine n'était protégée que par une chemise de grossière toile flottante qui laissait voir par un large bâillement la rose nudité d'un buste souple et fort et deux seins énormes, plus splendides que ceux des déesses de marbre. » Il n'en fallut pas plus pour que notre abbé dans un moment de folie furieuse tout étourdi par ce spectacle ne sombre dans un délire concupiscent et se jette sur la pauvre Mathurine. « Malgré lui, l'impure obsession de la femme revenait et s'associait à la honte…et son esprit redevenait l'esclave de la chair. »
Ses lectures bien souvent lui apportent des images impures, impossibles à chasser et qui dansent devant ses yeux, l'arrachent au livre pour le plonger dans une suite de rêves obscènes. Constamment il est la victime de la révolte charnelle de ses sens déchainés et sent en lui des choses qui l'étouffent et qui ne peuvent sortir.
Devenu curé de Randonnai et le précepteur provisoire d'Albert, il lui fait détruire tous ses livres de classe et lui résume sa pensée : « La nature, ce n'est pas de rêver, c'est de vivre. Et la vie ce n'est pas d'aimer, c'est de prendre. » Provocateur, il lui fait part de sa révolte : « j'en ai assez de porter cette ridicule robe, de faire des simagrées plus ridicules encore que ma robe, de vivre comme un esclave et comme un castrat. » C'est par des tirades d'un anarchisme vague et sentimental qu'il prépare Albert à affronter le baccalauréat puis la vie. Il entreprend alors de totalement désorganiser sa paroisse durant dix années. C'est là qu'ayant reçu un pécule en héritage, il vend tout ce qu'il a et part pour Paris. On ne saura jamais rien sur ce séjour dans la capitale jusqu'au jour où sera mis au bûcher selon ses dernières volontés la malle ramenée de ce voyage et qui ne le quittait jamais dans la propriété des Capucins qu'il acquit à son retour. Une propriété vouée selon la population aux diableries, à la constitution d'une bibliothèque démentielle pour ne pas dire satanique, au feu, à l'esprit démoniaque et aux farces de l'abbé jusque dans son testament qui perpétue jusque dans la mort une vie d'impiété, d'ingratitude, de désordre et de mystification.
Publié en 1888, cet extraordinaire roman relate les agissements d'un prêtre hystérique et blasphémateur en révolte contre l'Église catholique romaine et contre une société bourgeoise provinciale qu'il juge étouffante et oppressive face aux exigences de la chair.
L'abbé Jules Dervelle, érotomane et ascète à ses heures, grand corps gauche doté de trop d'énergie, sera déchiré toute sa vie entre les besoins de sa chair et ses voeux de prêtrise, lui dont on douta toujours qu'il eût un coeur sous la soutane.
Un roman puissant, tour à tour jubilatoire et noir, écrit dans un style somptueux. Un chef d'oeuvre d'impertinence.