Couvrant le Rhône long, une enfilade
de barques et navires de tout genre,
pavoisés des ors, pavoisés des flammes
de toutes les nations, confusément
vers le bord sablonneux déjà se presse.
C'est que du Sud sont montées les tartanes
car le vent marin souffle dans les voiles
depuis plusieurs jours. De toute notre mer,
du Levant, Ponant et côtes barbares,
depuis l'océan même, ils ont fait route
vers Beaucaire pour la foire. Et y en a !
Certains bateaux portent des voiles aiguës,
latines la plupart, d'autres sont carrées :
allèges d'Arles et trois-mâts de Marseille,
tartanes de Gênes ou de Livourne,
brigantins d'Alep, goélettes anglaises
et du Havre, groins de cochon de Sète
ou bien d'Agde, et trabacs de Venise,
et balancelles venues de Malaga,
de Majorque et de Naples... C'est une branle
sur le Rhône où tout danse avec la houle
dans le soleil et la rumeur des langues
de marine. Mais au milieu des vergues
et des mâts, des voilures, des cordages,
et des palans où montent et descendent
des pieds nus, sous le croissant enorgueilli
de la lune, à l'arbre maître de mât,
à son plus haut croisillon, ô Mahomet !
C'est le bateau de Tunis qui arbore
la peau de mouton. Ils sont bien arrivés
les premiers. Les Consuls alors ont offert
un sac de pain bis et une barrique
de vieux chante-perdrix. Feront ripaille...
Puis à la garde d'Allah, s'ils se grisent !
Et les juives qu'ils ont amenées de Tunis,
traînant mollement leurs jaunes babouches,
dansent au bruit des castagnettes, sur le pont,
et chantent, nasillant leurs cantilènes.
Les Condrillots, allons avec efforts,
au haut du Pré, poussant, touant leur flotte,
oh! hale ! oh ! hisse ! parviennent à ranger
au long du port leurs barques et, sitôt atterris,
déjà les débardeurs en multitude
tumultueusement envahissent, emportent
les cargaisons, en faisant à la course
bruire et chanceler les passerelles minces.
« Gare devant! les Condrillots ! » On gueule,
on cogne de partout quel grouillement !
A l'égard de Beaucaire en temps de foire
le grand Caire d'Égypte, Dieu m'aide, n'était rien !
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Il raconte joliment qu'en Hollande
il est le fils du roi. Et qu'en Provence
il va quérir la fleur de son insigne:
"Fleur du mystère!" Il conte. "Inconnue
des hommes dans les terres, elle loge
sous l'eau et c'est dans l'eau qu'elle s'épanouit.
Fleur de beauté, fleur de grâce et de rêve
que mes Flamands appellent fleur de cygne.
Et dans tous les pays où on la trouve
l'homme est joyeux et les femmes sont belles.
- Ceci?" Ensemble ils se rapprochent pour voir:
"Mais c'est la fleur de Rhône, mon beau prince!
La fleur du jonc. Elle pousse sous les eaux.
Et l'Anglore aime tant aller la cueillir!"
Des vers qui penchent et qui boitent un peu. Le lecteur l’oubliera, mais son âme entendra, et tremblera le trouble en lui. À chaque tour de vers, l’impossible symétrie se faufile. Il n’en faut guère plus pour déchanter un poème. Au contraire de la chevauchée de l’Alexandre impérial, le onze-pieds marche petit sur les chemins et n’en fait qu’à sa tête dans les auberges comme un étrange pèlerin. Il porte l’habit d’un de ces simples dont parle le poète de Collioure, quand il y a du vin, il boit du vin, quand il n’y
a pas de vin, il boit de l’eau fraîche. Il n’habite pas les châteaux. Il ne respire pas l’ordre. Il serpente quand les autres paradent.Il disparaît lorsqu’on butine les filles avec trop de poigne. C’est assez sérieusement un garçon d’ailleurs.
Enfants, dit le patron Apian, ta vie
est un trajet pareil à celui de la barque
elle a ses beaux, ses mauvais jours. Le sage,
quand les flots rient, doit savoir se conduire
dans les brisants, doit filer doux. Mais l'homme
est né pour le travail, est né pour naviguer.
Je fais le portrait d’un homme de culture à l’immense savoir
des mains et des mots ensemble. Il composa plusieurs romans
tissés de sa connaissance intime des bergers de la Crau et des
contes et mythes de la tradition orale, un autre encore nourri de
connaissances archéologiques acquises dans la boue des chantiers,
livre qui ose défier le mystère de l’invention de l’écriture.
Le miracle est arrivé ! Il se nomme Mirèio, le poème que Frédéric Mistral, le fondateur du Félibrige, publie en 1859, au mitan du siècle des nationalités. À partir de là, et jusqu'à aujourd'hui, va fleurir, au Sud, une immense renaissance des langues et des littératures. En Provence, mais aussi dans le Languedoc, la Gascogne, le Limousin et l'Auvergne. C'est cette saga culturelle du Midi que raconte ici, avec science et style, Stéphane Giocanti.
Qui sont ces rebelles en butte au jacobinisme et à la stigmatisation des « patois » ? Quelle a été leur fabuleuse aventure héroïque et collective ? Quel rôle l'occitanisme a-t-il joué au sein de ce réveil ? Comment ce renouveau a-t-il influencé Alphonse Daudet, Jean Giono ou Marcel Pagnol ? Que reste-t-il de ce rêve à l'heure où les locuteurs naturels connaissent un crépuscule ? Et que nous dit cette résistance alors que la France s'interroge sur son avenir ?
Avec ce panorama inégalé, complet et clair, alerte et accessible, Stéphane Giocanti nous initie comme jamais au Sud, à sa terre et à son ciel, à ses peuples et à ses parlers. Une célébration lumineuse.
Essayiste et romancier, Stéphane Giocanti est, entre autres, l'auteur de T. S. Eliot ou le monde en poussières, C'était les Daudet, Une histoire politique de la littérature ainsi que de Kamikaze d'été.
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