Un soir de Novembre 1917, les armées allemandes et autrichiennes envahissent la petite ville de Refrontolo et réquisitionne la grande propriété bourgeoise de la famille Spada.
Dorénavant il va falloir cohabiter avec l'opposant tandis que non loin de là, les divisions italiennes tentent tant bien que mal d'empêcher les soldats germaniques et austro-hongrois de traverser le Piave, périlleux fleuve du nord de l'Italie et principale ligne de défense de l'armée italienne.
Invités par l'ennemi sous son propre toit !… Pendant de longs mois de rationnements et de pénurie, c'est ainsi que les Spada vont vivre cette période imposée d'occupation allemande, entre courtoisie glaciale, politesse grinçante et résistance larvée, tout cela sous le regard juvénile de Paolo, jeune garçon de 17 ans recueilli par ses grands-parents après le décès brutal de ses parents.
C'est donc par le témoignage du jeune narrateur que nous partageons le quotidien de cette famille bourgeoise aux membres singuliers et attachants : grand-mère Nancy qui oppose à l'envahisseur «une impolitesse polie » ; grand-père Guglielmo, anticlérical notoire mais gentil original s'exprimant par aphorismes ; la belle et célibataire tante Maria, « prisonnière d'une fierté qui fascine les hommes tout en les tenant à distance ».
Les employés ensuite : Teresa la cuisinière bougonne qui ponctue chaque phrase d'un « nom de guiable » rugissant ; sa fille Loretta qui cache sous ses yeux bigles un trop plein de haine et de ressentiment ; l'incontournable gardien Renato, à l'allure bien imposante et aux activités bien mystérieuses pour n'être qu'un simple domestique…
Et enfin la belle, l'extravagante, l'indépendante et excentrique Giulia, une beauté rousse, sensuelle et sauvage qui fait chavirer le coeur de Paolo.
Tous ces personnages, extrêmement bien incarnés, n'ont aucun mal à s'animer et se personnifier sous nos yeux tant
Andrea Molesini possède l'art du portrait et réussit à représenter chacun d'eux avec sa part de lumière mais également ses zones d'ombre. Il évite ainsi la facilité d'un manichéisme trop tranché entre les gentils italiens d'un côté et le méchant ennemi austro-hongrois de l'autre pour, plus généralement, s'attarder sur l'issue d'une guerre qui symbolisera avant tout la fin d'un monde, celui de la bourgeoisie, du savoir-vivre et des bonnes manières auquel les Spada appartiennent, tout comme l'officier autrichien qui occupe leur propriété. Les deux parties s'accordent donc un semblant de respect mutuel, même si teinté de méfiance et de ressentiment. Mais si cohabitation rime avec compromission, la famille Spada n'en conserve pas moins sa dignité patriotique et l'orgueil de son statut social, les amenant à afficher de plus en plus ouvertement leur résistance face à l'envahisseur.
C'est donc pendant cette dernière année de guerre, avant que les soldats italiens ne mettent l'armée autrichienne en déroute et ne précipitent ainsi la fin de l'empire des Habsbourg lors de la dernière grande offensive du Piave, qu'
Andrea Molesini déroule cette belle oeuvre de fiction inspirée néanmoins de faits réels et racontée par Paolo qui, de l'adolescent juvénile et insouciant du départ, se transforme au fil des évènements en véritable jeune homme courageux et sensible.
La grande force du roman réside pour beaucoup dans l'habileté de l'auteur à mêler avec un juste équilibre les évènements de la Grande Histoire à ceux de la petite, à entrelacer avec adresse les fils de la destinée familiale aux aspects historiques, et doser finement les faits de guerre, les épisodes collectifs et les moments intimes et personnels.
«
Tous les salauds ne sont pas de Vienne » n'est pas seulement un récit historique quand bien même la guerre et ses atrocités sont très présentes et abordées souvent de façon poignante.
S'il offre une très intéressante et agréable représentation de cette période sombre de l'Italie, il s'inscrit également dans plusieurs genres allant de l'émouvante chronique familiale à la fresque romanesque et au roman d'apprentissage.
Avec «
Tous les salauds ne sont pas de Vienne »,
Andrea Molesini, dont c'est le premier roman, a été récompensé par le Prix Campiello 2011. Une belle écriture, fluide et visuelle, un savant dosage entre moments romanesques et éléments historiques, des personnages pleins de vie, font de ce récit une oeuvre grande et dense que l'on imaginerait bien adaptée au cinéma.