Considéré comme l'un des plus grands auteurs vivants et, très certainement, comme le plus grand scénariste de comics au monde, le britannique
Alan Moore est l'homme qui a donné naissance à des chefs d'oeuvres comme V pour Vendetta,
Watchmen, La Ligue des Gentlemen Extraordinaires ou encore
Filles Perdues.
Difficile, quand on en vient à parler de ses écrits de ne pas vider son sac à superlatifs d'un coup.
Depuis quelques année pourtant, le bougre a troqué les petites cases pour les longues lignes en passant au roman et à la nouvelle.
Après
La Voix du Feu et le monumental
Jerusalem, voici l'anglais de retour avec un recueil de nouvelles composé de neuf textes qui devrait rappeler à tous une bonne fois pour toute qu'
Alan Moore est un colosse de la littérature mondiale.
Derrière les petites cases
Dans
Illuminations, ce (gros) volume traduit de main de maître par
Claire Kreutzberger, les éditions Bragelonne ont mis les petits plats dans les grands avec une couverture rigide et un vernis sélectif du plus bel effet pour venir illuminer la couverture sobre mais classe signée Greg Heiniman. Une fois l'objet-livre entre les mains, passons donc au plus important avec le menu, à savoir neuf textes dont un roman de 262 pages qui constitue, de loin, le plat de résistance pour le lecteur vorace.
Ce que l'on peut connaître de Thunderman est le nexus de l'ouvrage, sorte de pierre angulaire qui permet ensuite de comprendre tout ce qui l'entoure.
En fin connaisseur du monde des comics,
Alan Moore se fixe ici l'objectif de raconter tout ce qu'il peut autour du personnage fictif de Thunderman (en fait un pastiche de Superman) afin de croquer le milieu du comic book dans son entier tout en analysant ce qu'il est devenu et ce qu'il nous dit de l'état des USA et du monde à l'heure actuelle. Un cahier des charges pour le moins ambitieux et qui, pourtant, est complètement atteint par l'anglais.
Nous retrouvons pour commencer une brochette de quatre scénaristes pas-si-fictifs au fond — Jerry Binckle, Dan Wheems, Brandon Chuff, Milton Finefinger — chez Carl's Diner alors qu'une mort brutale se prépare, le tout mis en scène de façon à la fois drôlissime et dramatique.
De cet évènement,
Alan Moore va partir à rebours pour reconstruire l'histoire de ces drôles de gaillards qui bossent dans l'univers des comics américains. D'une densité apoplexiante, ce très long texte expérimente tout ce qu'il peut et intercale aussi bien des interviews que des critiques de cinéma afin de brosser un tableau complet d'une industrie qui n'en finit plus de sombrer avec ses fans.
Tantôt hilarant tantôt émouvant, le récit connaît des moments de pur génie comme lors d'une première convention d'un gamin qui adore les comics et découvre qu'il n'est pas seul au monde (à la façon du
Morwenna de
Jo Walton) ou encore cette délirante plongée dans l'appartement d'un scénariste mort atteint du syndrome de Diogène en plus d'une sacrée rasade d'addiction à la masturbation.
Alan Moore s'amuse à disséminer des myriade de références au monde du comics, Marvel devenant Massive et DC devenant American, et mélange le réel et la fiction, imaginant une implication de la mafia et de la CIA dans le florissant marché du super-héros. de page en page, le britannique brosse un portrait à la fois dur et doux d'un milieu incapable d'évoluer, de fans élevés au rang de légendes mais piégés pour toujours dans les mailles du filet, d'une culture qui boit la tasse en courant après une dichotomie morale qui n'a jamais existé.
Ce que l'on peut connaître de Thunderman est un exploit, une véritable leçon de génie créatif et d'écriture qui donne le la du recueil tout entier qui, lui aussi, s'intéresse à l'imposture aussi bien morale que culturelle, comme si les héros que nous aimions n'était que des fantômes sur les bords de notre imaginaire.
Bas les masques !
Autour de ce mastodonte gravite huit (vraies) nouvelles qui repose toutes plus ou moins sur ce principe et viennent illuminer le récit central comme autant de chandelles dans le noir.
Que ce soit le Lézard de l'Hypothèse, histoire fantastique d'une gamine opérée pour tout voir mais ne rien dire et qui se retrouve témoin d'un crime dont elle ne pourra témoigner ou la géniale Pas même de l'étoffe des légendes où l'on ne comprend qu'à la fin que les vrais entités surnaturelles nous dupent depuis le début,
Alan Moore choisit de nous tromper, de nous égarer…et ses personnages aussi.
Som-Som ne pourra jamais expliquer au monde qui l'entoure l'amour qui a détruit Foral Yatt et Rawra Chin dans cette étrange Demeure non loin de la ville de Liavek, tout comme le CESUPREN ne pourra jamais comprendre à quel point il touchait au but sans l'intervention inopportune d'un jilky bien aidé par un Pierrot-la-Chuchote qui nous force même à reprendre tout à l'envers.
Alan Moore s'amuse à nos dépend dans Maison de charme dans un cadre d'exception alors qu'Angie, une avocate, rencontre Jésus tandis que les Anges et les Démons s'affrontent au firmament et que le monde s'achève.
Mais ce Messie là n'a rien de ce que vous pensez et il préfère certainement regarder une bonne série et s'envoyer en l'air plutôt que de tremper dans les affaires du Créateur.
Côté fantômes, Moore nous livre une histoire somme toute classique mais efficace dans Lecture à froid, confrontant un medium et escroc notoire à un client qui risque de lui montrer son métier sous un angle complètement différent. Une imposture, encore.
Mais le génie de l'anglais réside aussi dans sa façon de décrire et de saisir les lieux, de s'en emparer. de la Demeure du Lézard de l'Hypothèse au Néant de L'inénarrable état de haute énergie en passant par la ville de Welmouth dans
Illuminations. C'est la beauté du lieu, la nostalgie du temps qui s'écoule, qui nous file entre les doigts, les changements qui s'opèrent.
Comme de la magie. En plus mélancolique.
On retrouve aussi des êtres étranges et surprenants, comme ce cerveau à flagelles nommé Panpérule ou ces morts qui discutent et se comptent dans Et, à la fin, se démunir du silence. À chaque fois pourtant, il demeure l'impression d'un inconnu, d'une duperie qui se jouerait sous nos yeux.
Qu'est-ce que ce texte verbeux dans Éloge de la Lumière américaine avec ces notes de bas de pages universitaires digne d'une Maison des Feuilles ?
Et si, au fond, c'était l'histoire d'un homme qui a perdu la vie parce qu'on l'a dépouillé de son oeuvre ?
Qu'est-ce que ce lézard dans l'Hypothèse et que signifie-t-il pour nos deux amoureux-comédiens au services de sommités libidineuses qui cherchent le faux pour embellir la réalité de leur existence ?
Qu'est-ce que cette assemblée d'hurluberlus dans Pas Même l'étoffe des légendes et pourquoi quelqu'un semble nous parler entre deux pour dire des choses qui n'ont, à première vue, aucun sens ?
Alan Moore sait que la bonne nouvelle est comme la bonne magie, il faut savoir réserver ses meilleurs tours pour la fin, pour la chute ou, du moins, l'impression laissée à la chute, mûrissant tantôt lentement tantôt brutalement dans la tête du lecteur.
Et s'il remercie Edgard Alan Poe en toute fin d'ouvrage, c'est pour mieux signifier son amour au format court et à l'exercice du fantastique lorsqu'il reflète le réel qui nous entoure. En somme
Alan Moore continue à se promener sur les sentiers de la création, un super-héros qui a vieilli, laissant son costume au placard pour comprendre l'au-delà et ce qu'il s'y cache.
Illuminations est une puissante leçon d'écriture, une vraie.
Alan Moore démontre qu'il est à l'aise partout et dans tous les formats. Des histoires de dupes, de fantômes, d'auteurs et de légendes pour retrouver le génie et l'émerveillement de mondes présents et à venir.
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