«
Miroitements », son nouveau livre, traite pourtant d'un sujet ressassé : un soldat a survécu aux tranchées de 14-18 et, comme tous ceux qui ont vécu cet enfer, il ne parvient pas à s'en libérer.
« Je ne savais pas qu'être rappelé du néant pouvait être aussi atrocement douloureux, comme si les lois naturelles se révoltaient d'être défiées », confesse-t-il. Dans une sinueuse cérémonie des adieux, cet ancien soldat, Edgar
Demont, parcourt les couloirs du temps, façon de se souvenir des bras des garçons qui émerveillèrent son existence.
Matthew, rencontré à l'hôpital militaire et qui fut à la fois son amant et l'époux de sa soeur Hélène (la narratrice du «
Sommeil des dieux », un précédent roman d'
Erwin Mortier) ; Pierre, resté avec lui après les combats et qui deviendra son domestique, tout en se glissant la nuit venue dans les draps de son maître ; Heinz, le juif allemand de Berlin durant la montée du nazisme ; Paul, le peintre aimé à Londres sous les assauts de la Luftwaffe ; Noburu d'Osaka, devenu aveugle en 1945 durant les bombardements américains. On ne comptera pas les aventures d'un soir et les élans sous un porche.
Ce sont là anecdotes, envolées lyriques, et, soudain, scènes d'un érotisme torride qui se succèdent, pour rendre compte d'une double impasse : impossible de comprendre le monde, entre destructions, espoirs, pas cadencés (Nous « restons pour notre espèce tant la pire abomination que la pire bénédiction »)… et impossible de comprendre l'autre, celui que nous croyons posséder, et qui nous échappe. Car, « même dans les étreintes les plus intimes, le bien-aimé est comme un mot qui nous reste toujours sur le bout de la langue ». le monologue d'Edgar est de bout en bout éblouissant, faits de fragments épars, lumières du passé, éclairs de demain, le travail de la mémoire en somme.
Tout est chair, tout est incarné, les paysages comme les hommes. Une expérience physique, tendre, âpre et sensuelle. Pour dire que l'étreinte des corps n'est peut-être pas si éloignée d'un champ de bataille. Combats d'une vie pour exister, se faire accepter, se faire comprendre. Puisqu'en ce monde, « il n'y a que des alphabets et des prières, tout le reste est bruissement ».
Paraît simultanément en poche, « Psaumes balbutiés », son ouvrage précédent, une pure merveille récompensée en 2013 par le prix du Meilleur Livre étranger. Maman perd la boule, elle s'affaire comme un lion en cage, elle panique et pleure sans cesse. Alzheimer. le déclin est à la fois lent et violent. Papa est épuisé, mais ne se résous pas à la placer. L'éternelle culpabilité. Les enfants se relaient et parmi eux Erwin, l'écrivain, qui tient ce « livre d'heures ». Tout devient insupportable : se souvenir de qui elle était avant la maladie ne la frappe ; assumer ce qu'elle devient, ce délabrement sans répit, sans retour. Un monde s'en va : « Vous étiez le centre, toi et papa. Nous étions des enfants et vous étiez des parents. Un univers gravitait autour de vous ». Un univers qui s'effiloche, part en lambeaux. On s'interroge sur ce que représente la vie en fin de compte. Pas grande-chose quand on voit cette femme, autrefois si dynamique, n'être plus que l'ombre d'elle-même. Un fantôme hors de contrôle, « comme si j'étreignais un sablier d'os et de peau ».