Une voix me dit de laisser tomber ce livre dans son insupportable posture de soliloque, mais une autre voix me dit qu'on a peut-être ici une vision profonde de l'écologie.
Il faudrait nuancer, mais disons que la démarche me rappelle celle du philosophe
Bertrand Russell : il taille grossièrement des costards à ceux qui pensent différemment, enquête avec scepticisme, et distribue quelques remarques crues qui peuvent néanmoins surprendre.
Si l'auteur tente de faire passer ses critiques à l'emporte-pièce pour de l'ironie, en revanche c'est juste un manque de considération pour le lecteur, lorsqu'il balance des masses de références littéraires et artistiques, en ne laissant que très peu de chances de comprendre les commentaires qui s'ensuivent. Ce manque de considération contredit brutalement l'objectif du livre qui s'adresse à la « masse » des lecteurs, précisément, pour « ne pas laisser la pensée écologiste aux anti-intellectuels ».
Avant même de parler d'écologie, l'auteur adopte donc une posture d'isolement envers les autres courants de pensée écologiques, envers ses adversaires républicains, mais aussi d'une certaine manière, envers le public. Les discussions sur le réchauffement climatique s'engagent donc inévitablement, selon la loi de la raison du plus fort. Cette posture d'isolement contredit brutalement l'intention de l'auteur, pourtant clairement affirmée ici : « Au fond, l'écologie parle de coexistence ».
Les « masses » inspirent à l'auteur, une phobie de l'irrationnel, qui ne peut plus passer pour l'ironie : « Nous ne pouvons pas nous illusionner sur une raison d'agir qui serait de l'ordre de l'émotion ». L'auteur minimise les actions individuelles, dont il ne perçoit qu'une triste obéissance, et jamais la réjouissante diversité. de même, il se méfie de l'enthousiasme populaire, néglige la dynamique environnementaliste, réduit l'expérience humaine à un « enchâssement dans le monde vécu ». Il s'enferme dans une mélancolie hors-sol.
Au sujet du réchauffement climatique, l'auteur attend un sursaut éthique, « en vertu de la raison », en comparant la situation actuelle avec celle d'une petite fille qui serait sur le point de traverser une route dangereuse et qu'on sauverait in-extremis. Or, en volant au secours de la petite fille, ce n'est pas la raison qui intervient, mais quelque chose de plus profond. Il y a des mots de
Confucius très clairs à ce sujet, dans « les
oeuvres de
Meng-Tzeu ». L'auteur s'aperçoit de la contradiction au cours de ce livre, ce qui contribue encore à l'impression d'un soliloque qui livre des brouillons au lecteur, un soliloque en pleine phase schizophrène : « Si la raison ne fait aucune place à l'intimité,
la pensée écologique semblera religieuse ».
Ce livre tente de révéler « une essence de
la pensée écologique », qui serait présente depuis toujours, et clairement manifestée dans les religions du livre. le chapitre « Penser grand » démarre avec la vie d'Adam et Eve, revisitée sous la plume d'un poète, passionnément commenté par l'auteur. le livre suit de près les discours théologiens de
Emmanuel Kant et de
Emmanuel Levinas. (clin d'oeil : Emmanuel est un prénom dérivé de l'hébreu qui signifie "Dieu parmi nous"-merci wikipedia). Malgré tout, le doute, cartésien, s'insinue progressivement dans ce kantisme. C'est encore le soliloque qui livre au lecteur au moins trois brouillons contradictoires. Il ne s'agit peut-être plus de « transcender notre réalité » par l'expérience de l'esthétique du sublime, ou bien, ce serait plutôt par l'expérience du « dégoût », absolument rejeté hors de l'esthétique kantienne. L'expérience avec l' « étrange étranger » relativise alors le « dégoût » et ouvre des horizons.
Une réflexion intéressante traverse ce livre entre
la pensée écologique, le capitalisme et le féminisme. Il nous renvoie vers le précédent livre du même auteur, « une Ecologie sans Nature », vers la « Théorie critique » (Ecole de Francfort) sous-jacente, le discours post-Capitaliste, puis vers Marx et Darwin. L'auteur interpelle les lecteurs avec des appels répétés, « Lisez Darwin ! », qui signalent surtout son désespoir devant l'ignorance de la pensée moderne. Mais comme tout le monde ou presque, s'est emparé de la question, en commençant par les créationnistes, les « darwinistes sociaux » et
Peter Sloterdijk, on pourrait plutôt penser à un travail invisible de la pensée moderne ; chacun.e faisant manifestement une lecture singulière, comme le roman de la vie.De même avec le féminisme, chacun.e fait importer son expérience.
J'ai envie de dire, que même un philosophe pragmatique comme
John Dewey, fortement influencé par Darwin, tenait des propos profondément spécistes. Ce qui prouve, paradoxalement, qu'il avait raison d'insister sur les nouvelles expériences de la vie qui permettent de régénérer les croyances.
La bonne nouvelle est que le spécisme est descendu d'un ton dans ce livre, mais sa position est malgré tout embarrassée et embarrassante. : « Assimiler les humains aux « animaux » semble juste. Mais les « animaux » sont souvent un raccourci pour désigner les outils ou les objets d'une raison instrumentale - exprimée ainsi, l'équation ne résonne pas avec autant d'intelligence. ».
L'auteur cultive une attitude décentrée ou excentrique, pour éviter sans doute cette sorte d'existence domestiquée. La suite de la réponse est plus intéressante : « Les humains ne sont pas des humains », « Les animaux ne sont pas des animaux ».
Sa lecture de Darwin invite notamment les personnes à considérer leur orientation sexuelle, en regard de toutes les excentricités du vivant, de la reproduction asexuée aux changements de sexe au cours d'une vie. L'image devient plus troublante encore, lorsqu'on sait comment nous partageons notre patrimoine génétique avec toutes les espèces, jusqu'au point de trouver certains gênes de virus dans l'intimité de notre ADN.
Plus nous savons, moins nous sommes, plus nous vivons avec cette « insupportable intimité ».
Dans l'excentricité du règne animal, nos excentricités humaines ne sont pas extraordinaires, pas même la révolution industrielle, ni le génie génétique, ni l'intelligence artificielle. J'ajouterai le génie atomique à cette liste, en signalant que la catastrophe nucléaire de Tchernobyl a laissé derrière elle, au fil des années, un foisonnement spectaculaire du vivant et même l'apparition du loup.
Les robots, quant à eux, nous laissent déjà perplexes, lorsqu'on peut à peine dire s'ils sont sensibles ou pas. On connaît les chatbots, dont certains sont déjà programmés pour répondre « je ne comprends pas » à chaque fois qu'ils ne reconnaissent pas les formules de politesse attendues, comme bonjour, merci, s'il-te-plait. Mais avouons qu'il n'y a rien d'extraordinaire. le productivisme produit déjà ce type de rapports quasi-insensibles entre les êtres humains.
Attention ! ce ne sont que des observations rétrospectives, comme du reste, tout ce qu'on peut lire honnêtement avec Darwin, donc sans tenter de trouver une quelconque perspective, du genre darwinisme social, comme dans une boule de cristal.
Il n'y a pas de centre ici (pas de lieu), ni de Nature comme quelque chose « là-bas ». Dans cette pensée écologique, il n'y aurait donc, ni « post-Nature », ni Capitalisme, ni post-Capitalisme ?
Voici la formule choc : « Dans la notion d'étendue vierge, il y a l'image-miroir de la propriété privée : ne pas marcher sur la pelouse, ne pas toucher, pas à vendre ». Ou encore : « Les étendues sauvages sont des versions gigantesques et abstraites des produits exposés dans les vitrines des centres commerciaux ». L'image rappelle les éco-lodges de luxe et autres prestations à prix d'or réservées à quelques privilégiés pour aller observer la faune sauvage.
D'un autre point de vue, l'auteur s'appuie sur
Freud : « Les espaces sauvages sont
l'inconscient de la société moderne, des lieux où nous pouvons aller préserver nos rêves. »
L'enquête qui se poursuit dans les traces de l'art et de la littérature, s'annonçait prometteuse, mais elle me rend encore plus perplexe finalement. Il y a bien des extraits de poèmes dans lesquels on peut retrouver le ressenti ambiguë recherché par l'auteur : comme un climat de guerre loin à l'arrière du front, ou comme un étrange rapport avec des étrangers, ou plus généralement comme le « royaume ambiguë de l'art et du langage ». On peut noter au passage, avec le philosophe
John Dewey, que le langage est né dans un « contexte d'assistance mutuelle », et pas dans la tête d'un soliloque.
Il y a aussi les situations limites offertes par la science-fiction. Mais il est très difficile de se remémorer, sur un claquement doigt, tel ou tel extrait d'un film ou d'une chanson. Je ne parle même pas des commentaires sur des performances d'art contemporain, inconnues pour moi. L'ajout de quelques images auraient sûrement fait la différence.
Son attitude résolument excentrique reste toujours centrée sur une certaine « essence » de
la pensée écologique. le ressenti de la figure féminine est très marqué par la lecture de Levinas, trop marqué à mon goût par les caractères d'un vieux discours essentialiste : « passivité », « inertie », « douceur », « chaleur ». de même sur la fécondité, l'auteur trouve avec Levinas, des significations dans la même veine. A ce sujet, je suggère de suivre la philosophe
Corine Pelluchon (« Les Nourritures... »), spécialiste de Levinas, qui n'hésite cependant pas à critiquer les significations que ce dernier donne à la fécondité, et la rupture qu'il maintient entre la jouissance et l'éthique.
A l'opposé de l'imagerie de
Timothy Morton, je crois au contraire que la féminité est un pouvoir, du genre qui peut le sortir, ainsi que sa pensée écologique, de sa posture de soliloque, de son isolement et de sa mélancolie hors-sol - une proposition fonctionnant heureusement au masculin comme au féminin.
A ce sujet, je suggère de suivre la philosophe
Isabelle Stengers qui parle de l' « inséparabilité de l'agir et de l'être agi ». Vous ne savez plus exactement qui agit, et ça n'a pas d'importance, car la discussion n'est plus engagée selon la loi de la raison du plus fort. (dans « Civiliser la modernité ? », elle propose un excellent point de vue sur la philosophie du processus, du philosophe
Alfred North Whitehead).
Sur un horizon oriental, la représentation yin-yang est immédiatement exclue de la pensée de l'auteur comme toute vision de l'équilibre ou de l'harmonie. On peut signaler malgré tout, que le livre de référence, le
Yi-King, s'appelle classique des changements, car il ne parle que de l'expérience des déséquilibres.
Quoiqu'il en en soit, l'auteur trouve sa voie spirituelle avec le Yoga. Ça se respecte.
Cependant, nous avons encore sur les bras le cas qu'il nous a soumis au début de ce livre, où, quelque part sur les côtes Ecossaises, des habitants découvrent un projet de construction de parc éolien devant leurs fenêtres. Peut-on faire autrement ? L'auteur est favorable au projet sur le papier, et attend des habitants une sorte de sursaut de la Raison, sur fond d'un sentiment d'urgence. Mais je crois au contraire, que le simple fait que la situation se présente comme un choix cornélien, appelle une attitude pragmatique, mais pas trop pressée, pour laisser le temps de l'enquête. L'auteur suggère ailleurs dans ce livre, l'importance du questionnement, avec un clin d'oeil vers l'inspecteur Colombo pour « ses questions imparables ». Mais c'est ici, dans cette situation, qu'on a besoin de profondeur, ou même plus tôt, avant que la situation ne se transforme en un choix cornélien.
Pendant ce temps, il est vrai que l'attitude du « laissez-faire » continue à résonner, chez les républicains, comme une chose naturelle, même si beaucoup estiment, par ailleurs, que la construction d'un mur sur la frontière du Mexique n'a rien de très naturel. Je crois que l'opportunité serait même trop belle pour l'industrie du béton, de déplacer des villes entières, menacées sur le front de mer, par le réchauffement climatique. Un investissement en béton qui passera bientôt pour de l'investissement vert, ou
Green new Deal. A moins que les priorités ne changent radicalement.
C'est ici que l'image du virus, qui fait la couverture de ce livre, peut faire du sens. L'auteur suggère à la fois notre vulnérabilité, et notre capacité à propager une pensée écologique dans un mode « viral », selon l'expression à la mode. Mais cette pensée écologique, qui ressemble à un lent et vague décentrage des mentalités, ne cadre pas avec la rapidité et la spécificité d'un phénomène « viral ».
En revanche, l'action humaine peut avoir toutes les caractéristiques d'un phénomène « viral » lorsqu'elle traduit un effort pour persévérer dans son être. S'il y a besoin de s'en convaincre, il suffit d'observer le mode « viral » des décisions de confinement qui ont été prises dans le monde entier, en réaction à la pandémie du coronavirus. Il est d'ailleurs très probable qu'il y aura, assez rapidement, un changement d'attitude profond - comme « récompense » au sens de Darwin, de certaines mutations encore imperceptibles - vis-à-vis d'autres risques sanitaires de toutes origines, y compris ceux qui ont attrait à nos modes de consommation, nos styles de vie…y compris les risques sanitaires collatéraux au réchauffement climatique.
Ironiquement, c'est « en vertu de la Raison », que l'auteur néglige ce genre de considérations. Trop occupé à sa déconstruction des concepts de Nature et du naturel, il ne reconnaît l'effort naturel pour persévérer dans son être, que du bout des lèvres, comme si on parlait de « morts-vivants », donc sans en considérer sérieusement les conséquences.
Son attitude, résolument décentrée ou excentrique, manifeste en creux l'aimantation vers une essence conservatrice. Ce que je lis ici, c'est la Raison comme le soliloque de la volonté divine, et le réchauffement climatique comme la colère de Dieu. C'est un discours de théologien. Ce n'est pas pour rien que
l'écologie profonde y est accusée de panthéisme. Mais j'émets une autre hypothèse : et si les Écritures étaient le mode d'abstraction qui nous mène le plus directement à l'Argent-roi ?
Un dernier détail. Au cri désespéré, « Lisez Darwin ! », lancé par
Timothy Morton, on pourrait faire écho, en appelant à lire les auteurs représentant les courants de pensée, qu'il a grossièrement caricaturés. En tous les cas, je peux au moins citer
Arne Naess, avec son livre «
Ecologie, communauté et style de vie », qui est à l'origine de
l'écologie profonde. Cela permettra au lecteur, je l'espère, de rire de toutes les âneries débitées à l'encontre de cette philosophie.