Dans Tout peut changer,
Naomie Klein n'accorde que peu d'importance aux théories qui font de l'homme en général, de l'espèce humaine en somme, le responsable du changement climatique. L'origine du mal, pour elle, est bien à situer en ces temps modernes qui ont vu l'accélération de l'accumulation du capital et dont la nocivité s'est encore accrue depuis que l'idéologie néolibérale est venue jeter de l'huile sur ce feu qui consume système terrestre. Contre la théorie de l'anthropocène qui tend à diluer la responsabilité, il s'agit donc de mener l'enquête pour rendre aux coupables ce qui appartient aux coupables et savoir comment mener la lutte. Car, oui, cet essai un combat que mène Malm, celui pour le rétablissement de la vérité sur les mécanismes du dérèglement climatique
Présenter certaines relations sociales comme des propriétés naturelles de l'espèce n'a rien de nouveau. Déhistoriciser, universaliser, éterniser et naturaliser un mode de production spécifique à une époque et à des lieux donnés – sont des stratégies classiques de légitimation idéologique. Elles bloquent toutes perspectives de changement. Si le productivisme (business-as-usual) est le résultat de la nature humaine, comment peut-on imaginer quelque-chose de différent ? Il est parfaitement logique que les partisans de l'anthropocène et les modes de pensée associées soutiennent de fausses solutions qui évitent la remise en question du capital fossile (comme la géo-ingénierie de
Mark Lynas et Paul Crutzen, l'inventeur du concept d'anthropocène) ou prêchent la défaite et le désespoir, comme dans le cas de
Paul Kingsnorth. D'après ce dernier, « il est maintenant clair que mettre fin au changement climatique est impossible » – et naturellement, la construction d'un champ éolien est tout aussi néfaste que l'ouverture d'une mine de charbon, car les deux défigurent le paysage.
Sans antagonisme, rappelle
Andreas Malm, il ne peut y avoir de changement dans les sociétés humaines. La catégorie d'espèce s'agissant du changement climatique, n'entraîne que la paralysie. Si tout le monde est à blâmer, alors personne ne l'est. Pourtant, l'Histoire (l'investigation historique) nous raconte une toute autre histoire, si l'on veut bien se donner la peine de chercher.
1. Puisque la machine à vapeur est largement considérée comme la locomotive originelle de la croissance économique, elle-même très fortement corrélée à l'accroissement du dérèglement climatique (car en l'espèce la question des températures ne doit pas être le seul indicateur à retenir), Malm rappelle que le choix de cette force motrice dans la production de marchandises n'a pas été l'apanage de l'espèce, car il présupposait, pour commencer, l'institution du travail salarié. Ce sont les propriétaires des moyens de production qui ont mis en place cette nouveauté, à savoir une petite minorité, en Grande-Bretagne même – tous mâles et tous blancs –, soit une classe d'hommes représentant une fraction infime de l'humanité au début du XIXe siècle.
2. Quand les impérialistes britanniques ont pénétré dans le nord de l'Inde à la même période, ils sont tombés sur des filons de charbon qui étaient (à leur grand étonnement) déjà connu des autochtones : les Indiens, qui possédant les connaissances pour creuser, brûler et générer de la chaleur à partir du charbon, se fichaient du carburant ! Les Britanniques, eux recherchaient désespérément du charbon dans le sol pour propulser les bateaux à vapeur par lesquels ils transportaient vers la métropole les richesses et matières premières arrachées aux paysans indiens, et vers les marchés intérieurs leurs excédents de produits en coton. le problème était qu'il n'y avait pas de travailleurs volontaires pour descendre dans les mines. Les Britanniques organisèrent donc un système de travail contraint, obligeant les fermiers à travailler dans les mines et à fournir le combustible nécessaire pour l'exploitation de l'Inde.
3. La plupart des émissions du XXIe siècle proviennent de Chine. Mais le facteur essentiel de cette explosion n'est pas la croissance de la population chinoise ni la consommation de ses ménages ni ses dépenses publiques : c'est l'énorme expansion de l'industrie manufacturière implantée en Chine par les capitaux étrangers, afin d'extraire une plus-value de la main-d'oeuvre locale considérée, au tournant du millénaire, comme extrêmement bon marché et disciplinée. Ce changement participe d'un assaut mondial contre les salaires et les conditions de travail – les travailleurs du monde entier étant menacés par les délocalisations opérées par le capital vers leurs homologues chinois, lesquels ne pouvaient être exploités que par les moyens de l'énergie fossile, en tant que substrat matériel indispensable. En somme, l'explosion consécutive des émissions est l'héritage atmosphérique de la lutte des classes.
4. Il n'y a probablement pas d'industrie qui rencontre autant d'opposition populaire partout où elle veut s'établir que l'industrie du gaz et du pétrole. Comme Klein le raconte si bien, les collectivités locales sont en révolte contre la fracturation hydraulique, les pipelines et le forage, de l'Alaska au Delta du Niger, de la Grèce à l'Équateur. Mais contre elles se dresse un intérêt supérieur, récemment exprimé avec une clarté exemplaire par Rex Tillerson, PDG d'Exxon Mobil : « Ma philosophie est de faire de l'argent. Si je peux forer et faire de l'argent, alors c'est ce que je veux faire. » Tel est l'esprit du capital fossile personnifié.
5. Les États capitalistes avancés continuent d'élargir et de renforcer sans relâche leurs infrastructures d'exploitation fossile (construisant de nouvelles autoroutes, de nouveaux aéroports, de nouvelles centrales électriques à charbon) toujours adaptées aux intérêts du capital, sans jamais consulter les populations sur ces questions. Ce n'est qu'au prix d'un véritable aveuglement intellectuel, que l'on peut soutenir que « nous sommes tous impliqués » (
Paul Kingsnorth ) dans de telles politiques. Comme le souligne encore Mallm, combien d'Américains sont impliqués dans les décisions qui accroissent la part du charbon dans le secteur de l'énergie électrique ? Combien de Suédois devraient être blâmés pour avoir imposé une nouvelle autoroute autour de Stockholm – le plus grand projet d'infrastructure dans l'histoire moderne suédoise – ou pour l'appui de leur gouvernement aux centrales électriques à charbon en Afrique du Sud ? Les illusions les plus extrêmes à propos de la parfaite démocratie du marché sont nécessaires pour maintenir la notion du « nous tous » conduisant le train.
6. Et c'est peut-être le plus évident : peu de ressources sont si inégalement consommées que l'énergie. Les 19 millions d'habitants de l'État de New York consomment à eux seuls plus d'énergie que les 900 millions habitant l'Afrique subsaharienne. La consommation d'énergie d'un paysan pratiquant l'élevage de subsistance dans le Sahel peut facilement être 1000 fois moindre que celle d'un Canadien moyen. Un seul citoyen américain moyen émet plus que 500 citoyens éthiopiens, tchadiens, afghans, maliens ou burundais ; combien émet un millionnaire américain moyen – et combien de fois plus qu'un travailleur moyen américain ou cambodgien ?
L'empreinte d'un individu sur l'atmosphère varie énormément selon l'endroit où il est né. L'humanité, en conséquence, est une abstraction beaucoup trop mince pour porter le fardeau de la culpabilité. En bref, comme le démontre
Andreas Malm, notre époque géologique n'est pas celle de l'humanité, mais celle du capital. Il est urgent d'en prendre conscience, sinon, comme le dit encore
Naomie Klein, « nous sommes coincés car les actions qui nous permettraient d'éviter la catastrophe – et qui bénéficieraient à une vaste majorité – sont extrêmement menaçantes pour une élite qui a la mainmise sur notre économie, notre processus politique et la plupart de nos grands médias ».