Du reste, le vent du midi ne souffle pas continuellement pendant l’époque du khamsin ; il s’interrompt souvent des semaines entières, et nous laisse littéralement respirer. Alors la ville reprend son aspect animé, la foule se répand sur les places et dans les jardins ; l’allée de Choubra se remplit de promeneurs ; les musulmanes voilées vont s’asseoir dans les kiosques, au bord des fontaines ou sur les tombes entremêlées d’ombrages, où elles rêvent tout le jour entourées d’enfans joyeux, et se font même apporter leurs repas. — Les femmes d’Orient ont deux grands moyens d’échapper à la solitude des harems, c’est le cimetière, où elles ont toujours quelque être chéri à pleurer ; et le bain public, — où la coutume oblige leur mari de les laisser aller une fois par semaine au moins.
Ce détail, que j’ignorais, a été pour moi la source de quelques chagrins domestiques contre lesquels il faut bien que je prévienne l’Européen qui serait tenté de suivre mon exemple. Je n’eus pas plutôt ramené du bazar l’esclave javanaise que je me vis assailli d’une foule de réflexions qui ne s’étaient pas encore présentées à mon esprit. La crainte de la laisser un jour de plus parmi les femmes d’Abd-el-Kérim avait précipité ma résolution et le dirais-je ? le premier coup d’œil échangé avec elle avait été tout-puissant.
Il y a quelque chose de très séduisant dans une femme d’un pays lointain et singulier, qui parle une langue inconnue, dont le costume et les habitudes frappent déjà par l’étrangeté seule, et qui enfin n’a rien de ces vulgarités de détail que l’habitude nous révèle chez les femmes de notre patrie. Je subis quelque temps cette fascination de couleur locale, je l’écoutais babiller, je la voyais étaler la bigarrure de ses vêtemens : c’était comme un oiseau splendide que je possédais en cage ; mais cette impression pouvait-elle toujours durer ?
On m’avait prévenu que si le marchand m’avait trompé sur les mérites de l’esclave, s’il existait un vice rédhibitoire quelconque, j’avais trois jours pour résilier le marché. Je ne songeais guère qu’il fût possible à un Européen d’avoir recours à cette indigne clause, eût-il même été trompé. Seulement je vis avec peine que cette pauvre fille avait sous le bandeau rouge qui ceignait son front une place brûlée grande comme un écu de six livres à partir des premiers cheveux. On voyait sur sa poitrine une autre brûlure de même forme, et sur ces deux marques un tatouage qui représentait une sorte de soleil. Le menton était aussi tatoué en fer de lance, et la narine gauche percée de manière à recevoir, un anneau. Quant aux cheveux, ils étaient rognés par devant à partir des tempes et autour, du front, sauf la partie brûlée, ils tombaient ainsi jusqu’aux sourcils qu’une ligne noire prolongeait et réunissait selon la coutume. Quant aux bras et aux pieds teints de couleur orange, je savais que c’était l’effet d’une préparation de henné, qui ne laissait aucune marque au bout de quelques jours.
Poésie - Une femme est l'amour - Gérard de NERVAL