Un roman sur le thème du vampire qui… vampirise d'innombrables autres oeuvres et le temps du lecteur
Pas du tout fan de Twilight ou de Bit-Lit, assez allergique au steampunk qui partage avec ce roman un cadre Victorien, c'est avec méfiance que j'ai abordé ce roman. Mes à-priori étaient-ils justifiés ?
Newman vampirise le monde artistique
A la base,
Anno Dracula part d'une question : que se serait-il passé si, dans le roman de
Bram Stoker, le fameux Comte avait mis en déroute l'équipe de van Helsing, avait bâti une véritable invasion silencieuse en transformant de plus en plus d'humains en vampires, puis en faisant venir des vampires qui lui étaient inféodés d'Europe Centrale ? Que ce serait-il passé s'il avait réussi à séduire et épouser la Reine Victoria en plein veuvage et à devenir Prince consort, c'est-à-dire dans les faits le véritable maître de l'Angleterre ?
Très logiquement, certains personnages du roman de Stoker, ainsi bien évidemment que certains personnages historiques (en raison de l'époque et du fait que l'intrigue est basée sur les meurtres de Jack l'Éventreur), sont de la partie. Newman utilise aussi, en tant que héros, deux personnages créés pour d'autres romans ou écrits (dont Geneviève, créée à la base pour le monde de… Warhammer). Mais le recyclage de personnages ne s'arrête pas là, en réalité il ne fait que commencer : dans la postface, l'auteur explique, en détails, d'où est venu chaque personnage secondaire, de quelle oeuvre de littérature de genre, de littérature blanche ou de cinéma (de la Hammer, bien entendu, mais pas que). C'est l'occasion pour vous de tester vos connaissances historiques, littéraires ou cinématographiques, mais il y a tellement d'emprunts, dont certains de personnages tertiaires du roman en question, ou même de romans / films relativement peu connus du grand public, que l'exercice va se révéler malaisé. Tout de même, certains personnages imaginaires ou historiques seront connus de tous, à commencer par Jekyll & Hyde, le Docteur Moreau, Elephant Man, Holmes ou bien entendu Jack l'Éventreur.
Univers
Bien, donc imaginez une Angleterre uchronique de 1888, dans laquelle
Dracula est aux commandes du pays, et où une portion significative de la population du pays est formée par des Vampires. Les gens cherchent activement à recevoir le Baiser des ténèbres, car celui-ci donne rien moins que l'immortalité (et fige la personne à l'âge qu'elle avait au moment de sa transformation). Mais le vampire n'a pas intérêt à faire disparaître l'humain normal, car il lui est indispensable en tant que réserve de sang et pour faire tourner le pays de jour. Car le vampire de Newman, particulièrement celui qui vient juste de le devenir, est mortellement sensible aux rayons du soleil. Même les Anciens comme
Dracula le supportent, certes, mais difficilement.
Clairement, une atmosphère très Troisième Reich plane sur la description de ce royaume vampire : du camp de travail / rééducation / concentration de Devil's Dyke (accessoirement garde-manger pour les vampires) aux descriptions de la très SS / Gestapo « Garde Karpathe (Sic) », l'influence est très claire. Et forcément, vu le thème, les protagonistes et le fait que la grosse majorité de l'intrigue se déroule de nuit, l'ambiance ne peut être que ténébreuse.
Le Vampire chez
Kim Newman
Il est nettement sous-entendu par l'auteur que le Vampirisme ne relève pas de la magie mais d'une maladie ou d'une mutation, transmissible lorsque le vampire et l'humain qu'il veut transformer boivent respectivement le sang de l'autre. Malgré tout, il y a certains éléments surnaturels, qui classent le roman dans le Fantastique (et l'Horreur, bien entendu), comme l'absence de reflet des vampires ou les capacités des Lignées. En effet, comme dans certains univers de la littérature vampirique, l'un d'eux peut créer une « lignée » en transformant des humains en ses semblables, et en leur transmettant ses pouvoirs spécifiques (transformation en animal, contrôle des animaux, télépathie, etc). En vieillissant, le jeune vampire ainsi créé finira même par ressembler à son « père en ténèbres ». Plus un vampire est âgé, plus il est puissant. le statut redouté et envié d'aîné est ainsi acquis après au moins deux vies humaines d'existence.
Les vampires de la Lignée de
Dracula (la majorité de ceux d'Angleterre) sont aussi susceptibles de développer des mutations permanentes rappelant la morphologie d'un animal, comme des poils très drus par exemple. Certaines prostituées vampires s'en servent pour attirer des clients aux goûts disons… particuliers.
L'auteur va au bout de sa logique
J'ai beaucoup apprécié le fait que l'auteur tire très minutieusement les conséquences de sa transformation de l'Angleterre en pays dirigé par des vampires, avec une partie de la population transformée en ces créatures. Un exemple : certaines prostituées sont des vampires. Cela ne les sort pas du caniveau, et elles sont obligées de continuer leur activité. Cela leur crée aussi un nouveau besoin, celui de se nourrir de sang. Mais de nouvelles opportunités se sont aussi créées : au lieu de se faire payer en argent, elles peuvent aussi se faire payer… en sang, en évitant de tuer le client. Client qui, au-delà de banales faveurs sexuelles, pourra aussi chercher à assouvir de troubles fantasmes en se faisant sucer le sang ou en allant trouver une de ces prostituées avec des mutations quasi-animales décrites plus haut.
Anarchy in the UK
Si pour certains, le Vampirisme est une opportunité (d'immortalité ou sociale / économique), si pour d'autres, l'obéissance à la reine (même une reine vampire) prime sur tout, pour certains autres, en revanche, la domination du Prince consort
Dracula est inacceptable. Plus le roman avance, plus une sorte de mouvement contre-révolutionnaire se développe, mouvement qui balaye large, des socialistes aux chrétiens intégristes.
Bref, malgré sa puissance et sa cruauté, le Nosferatu est haï d'une partie de la population, qu'aucun avantage au monde, immortalité ou autre, ne convaincra d'abandonner son humanité ou son pays aux ténèbres. Il faut dire que la justice à base d'empalements, les exactions des vampires (l'un d'eux se sert par exemple de son pouvoir hypnotique pour violer et boire le sang des femmes impunément durant le roman) et leur extrême brutalité, celle de la Garde Karpathe (Sic) notamment, ne font rien pour arranger la situation (brutalité qui, avec celle de Jack, donne lieu à quelques scènes franchement gores ou horrifiques). Ce sont les meurtres de Jack l'Éventreur qui vont mettre le feu aux poudres.
Intrigue, style & rythme
Toute l'intrigue du roman est structurée autour des meurtres de Jack, dont, je le précise, l'identité est très vite dévoilée. On suit Beauregard, un humain normal (non-Vampire) agent secret du gouvernement (enfin, du gouvernement… de fidèles de la Reine, plutôt), qui va être conduit à faire équipe avec la belle Geneviève, une vampire française encore plus vieille que
Dracula en personne. le duo fonctionne bien, mais pas du tout avec les ressorts semi-comiques ou au contraire fortement antagonistes qui sont des classiques avec ce genre de protagoniste à deux têtes. Une originalité de plus du roman, à mon avis.
Si la structure de l'intrigue est rythmée par les meurtres, le rythme lui-même est constant. Certains romans proposent une montée progressive du rythme, d'autres un début lent suivi d'une brutale accélération, sans décélération avant la fin.
Anno Dracula maintient le même rythme, prenant et haletant, du début à la fin. C'est facile et agréable à lire, et c'est avec regret qu'on lâche le roman. L'auteur a, enfin, bien su rendre l'ambiance et les convenances victoriennes, sans excès de style lourd ou pénible à lire.
Malgré tout, il faut prévenir la lectrice ou le lecteur potentiel : c'est gore, c'est horrifique, c'est sanglant par moment, que ce soit à cause des meurtres de Jack ou des exactions des Vampires.
Un roman original, avec beaucoup de qualités… et que des qualités ?
Soyons clair, cette fois c'est un vrai roman de vampires, pas de doute là-dessus (notamment sur un point mineur mais qui me paraît personnellement important, la nette relation entre vampirisme et érotisme). La démarche de continuation et de transformation appliquée au roman de
Bram Stoker est intéressante, bien que pas particulièrement originale. Les qualités d'écriture de l'auteur sont certaines, ses personnages principaux intéressants, le monde et l'idée centrale du roman sont bien décrits et exploités, mais…
… Mais la fin ne m'a pas parue très satisfaisante, un peu cousue de fil blanc, pas super-réaliste et surtout tronquée par rapport à la façon dont d'autres événements sont beaucoup plus largement décrits. de plus, la surabondance de placements de personnages appréciés par l'auteur dans d'autres oeuvres, littéraires ou non, fait parfois frôler l'overdose au lecteur.
Dans l'ensemble, cependant, c'est une lecture extrêmement recommandable, pour l'érudition historique de l'auteur, sa démarche d'hommage à l'oeuvre de Stoker, la méticulosité de la construction et de l'exploitation de l'univers, le mélange
Dracula + Jack l'Éventreur, les qualités d'écriture et le rythme prenant du roman (les chapitres courts aidant beaucoup à donner envie de poursuivre la lecture, au passage), le sympathique duo de protagonistes, et ce, et c'est le plus important, que vous soyez amateur de vampires ou pas.
Retrouvez une version (légèrement plus) longue de la critique sur mon blog.
Lien :
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