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EAN : 9782743651695
256 pages
Payot et Rivages (06/01/2021)
3.9/5   213 notes
Résumé :
Detroit, 2013. Ira, flic d’élite, contemple les ruines du Brewster Douglass Project où s’est déroulée son enfance. Tant d’espoirs et de talents avaient germé entre ces murs qu’on démolit. Tout n’est plus que silence sous un ciel où planent les rapaces. Il y a quelques jours, on y a découvert un corps – un de plus.
Pour trouver les coupables, on peut traverser la rue ou remonter le cours de l’Histoire. Quand a débuté le démantèlement de la ville, l’abandon de ... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (71) Voir plus Ajouter une critique
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Nous sommes à Detroit, en 2013, dans le quartier du Brewster Douglass Project, ce complexe de logements sociaux construit à partir de 1935 sur l'impulsion de la première dame Eleanor Roosevelt, puis progressivement abandonné et détruit après que la criminalité y explosa dans les années soixante et soixante-dix. Retrouvé parmi les ruines des bâtiments restants, un jeune homme abattu par balles vient de rejoindre à la morgue la cohorte des victimes de mort violente qui attendent leur identification. Parmi les enquêteurs, Ira, né et grandi ici, se remémore l'histoire des lieux et de la ville : une longue descente aux enfers commencée soixante ans plus tôt…


Qu'elle m'a été difficile à lire, cette sombre épopée d'un quartier marqué jusqu'à l'implosion par la pauvreté, le racisme et la violence, au point de devenir « Un trou où l'humanité s'est dissoute, où l'on ne tue pas sur ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par désoeuvrement », « un puits sans fond » d'où a disparu toute lumière, où la vie n'a plus aucune valeur, et où l'on se défait définitivement, comme Ira, de l'idée « qu'il n'est personne de complètement, de radicalement mauvais ». A travers Ira, l'on s'interroge : comment en est-on arrivé là ?


C'est avec une rigueur toute journalistique et en se fondant sur une solide documentation que l'auteur nous fait remonter le temps jusqu'aux années vingt, au boom de l'industrie automobile et à l'afflux massif de familles noires venues du sud américain. le quartier est pauvre, mais il reste longtemps un centre emblématique de la culture noire à Detroit, avec sa multitude de clubs de musique qui verront éclore de grands noms, comme Les Supremes, Diana Ross, Stevie Wonder… Dans le cadre de son programme de relance consécutif à la Grande Dépression, le gouvernement de Roosevelt y finance le premier ensemble de logements sociaux pour afros-américains, dans un pays profondément marqué par la ségrégation raciale. Mais les années cinquante voient la ville amorcer son inexorable déclin, accéléré par les crises successives. Peu à peu vidée de la moitié de sa population, criblée de dettes, Detroit est déclarée en faillite en 2013. Avec des quartiers entiers en ruines, un chômage et une criminalité record, elle est alors devenue la ville la plus dangereuse des Etats-Unis.


Fouillé, précis, ce livre est un excellent documentaire historique. Il n'est toutefois pas toujours aisé à suivre, tant on se perd dans les incessants sauts de la narration entre les époques et les générations, dans un chassé-croisé de protagonistes auxquels il est bien difficile de s'attacher. L'émotion est pourtant à fleur de pages, notamment lorsque le récit se fait hommage à ce jeune graffeur français connu sous le pseudonyme Zoo Project, retrouvé mort dès le début du récit. Mais elle reste trop fugitive, dans un texte avant tout factuel qui peine à s'incarner en personnages de chair et d'os. A la fois souvent en mal de repères et rebuté par cette sorte d'aridité romanesque, le lecteur passe par des moments de lassitude et trouve le temps long.


Au final, c'est donc plus l'énorme travail de la journaliste sur ce sujet d'envergure, que le souffle de la romancière qui rend cet ouvrage remarquable. Une découverte intéressante, faute d'être tout à fait distrayante.

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Tout est centré sur un quartier maudit de Detroit, une ville à l'histoire cahoteuse, qui subit de plein fouet les soubresauts de l'histoire, de la construction médiatisée, revendiquée par Mme Roosevelt, au démantèlement sans état d'âme dans les années 60. Les prétextes sont faciles, modernisation, nécessité de créer des voies de communication, gentrification ….

En filigrane, l'histoire d'une ville martyre, victime d'une catastrophe économique, emportant dans son torrent les hommes et femmes qui y avaient un instant posé leurs valises.

Et c'est au coeur de ce terreau instable, sans cesse bousculé par les mouvements sociaux, les violences comme mode de vie, que surgissent des graines de pépites qui feront la célébrité de la fameuse Motown.

A partir d'une enquête de Sarah, médecin légiste, fil rouge du roman, les voix se croisent et alimentent l'histoire, la petite et la grande, des années 20 à nos jours, à travers les regards de la communauté ballotée au gré des décisions politiques et économiques, entre solidarité et violence, du sordide au sublime.

Histoire romancée passionnante qui met en lumière la force et la détermination de ces américains méprisés, subissant sans droit de réponse les caprices de dirigeants déconnectés de la réalité.
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Detroit, grandeur et décadence

En retraçant, de sa construction à sa démolition, la vie d'un quartier de Detroit, Judith Perrignon nous offre bien davantage qu'une tranche de vie américaine. Ici, le capitalisme triomphant se double d'une violence économique, les rêves d'émancipation se heurtent au racisme.

«Peut-être que cette ville n'est plus qu'une vieille histoire, un roman américain démodé, et je suis dedans, prêt à être écrasé quand on refermera. CLAC!» Nous sommes le 8 août 2013, le jour où les autorités lancent les travaux de démolition du Brewster Project, quartier emblématique de Detroit où ne logent plus que des animaux qui ont trouvé refuge dans les ruines. Quelquefois, les aigles sont dérangés par des intrus venus leur livrer un cadavre, comme celui de ce «Frat Boy», à qui la police essaie de donner une identité. Ira a grandi là, est devenu flic, et peut aujourd'hui raconter la ville de l'automobile, sa grandeur et sa décadence, jusqu'à la bankruptcy, la faillite.
Une histoire qui commence le 9 septembre 1935, lorsque Joséphine Gomon débarque du train présidentiel avec Eleanor Roosevelt. L'épouse du président et la responsable des constructions viennent annoncer le remplacement des taudis par un ensemble d'immeubles en dur, un projet destiné à concrétiser la promesse du président d'offrir un toit à tous, peu importe la couleur de peau.
C'est là que les ouvriers des usines automobiles vont pouvoir emménager avec leurs familles, c'est là que des générations vont pouvoir rêver à un avenir meilleur. C'est aussi là que, au début des années 1960, des talents musicaux vont éclore: The Miracles, Martha and the Vandellas, The Marvelettes, Mary Wells, The Contours, Marvin Gaye, The Supremes. Tous ou presque signeront dans l'usine à tubes qu'est la Motown de Berry Gordy. Un petit prodige aveugle attend son tour, Stevie Wonder. Au comptoir d'un Coney Island Patty Smith rencontre Fred Smith... Mais c'est sans aucun doute l'histoire de Diana Ross qui symbolise au mieux le drame de Détroit. Dès que la réussite pointe le bout du nez, on renie ses origines et ses amies Florence Ballard, Betty McGlown-Travis _ avec lesquelles elle avait formé son premier groupe, The Primettes et Mary Wilson ou encore Betty Travis, on efface autant que faire ses peut ses racines.
Ira connaît mieux que personne ce vieil eldorado. Il va être le témoin de l'histoire de ce quartier, va le voir se transformer au fil des ans et se dégrader «comme dans chaque rue de cette ville pleine d'ombres et de fantômes qui s'agitent sur les trottoirs aujourd'hui défoncés du passé».
Avec sa collègue Sarah, spécialisée dans la reconnaissance des corps, il va tenter de retrouver qui est ce Frat Boy et qui sont ses assassins. Une enquête que l'on peut voir comme un symbole que Judith Perrignon, en journaliste talentueuse, a pris soin de solidement documenter. Les remerciements à la fin du roman à Ira Todd et Sarah Krebs, membres de la police de Detroit, venant confirmer son travail très minutieux qui a sans doute commencé avec la lecture d'un fait divers relatant la mort du graffeur français connu sous le nom de Zoo Project.
Roman sur les rêves et les espoirs, Là où nous dansions est d'abord le roman de la violence économique, d'un combat inégal qui, à l'image des bulldozers qui ont rasé le Brewster Project, entend faire sombrer dans l'oubli des milliers d'âmes.

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«  Une arnaque . La ville ne se laisse pas résumer , elle n'offre aucune ligne d'horizon, elle est trop décousue , faite de creux hantés et de pleins inhabités .Détroit : Septembre 2013 » ..
«  On a appris à ne plus être des esclaves et on a été punis pour ça » …
Archie Afro - Américain ….
Quelques extraits significatifs …
Misères , méandres d'une vie , Détroit , espoir , grandeur et décadence , ville déclarée en faillite en 2013 : quartiers en ruines , chômage, criminalité au plus haut , elle est devenue la ville la plus dangereuse des États - Unis .
Cité en pleine déréliction , elle était pourtant dotée d'un énergie intellectuelle et créatrice …..fière et musicale ….

La découverte d'un jeune homme , un Streat Artist , en 2013, mort dans un quartier improbable de la ville de Détroit un corps de plus—— sert incontestablement de fil rouge à l'auteure , journaliste et romancière .
Elle conte d'une façon remarquable, fouillée , précise , l'histoire de cette cité , sur plusieurs décennies : elle fut autrefois , celle du rêve américain à partir de 1935 , où la première dame E. R vient et annonce la création d'un complexe , une ville dans la ville où seront logés les ouvriers noirs de Ford et Chrysler.
C'est de là que naîtront les vedettes de la Motorn et les Suprêmes : Diane , Flo et Mary, puis progressivement abandonné et détruit après que la criminalité y explosa durant les années 60 et 70..
Plus un documentaire qu'un roman , l'auteure mêle les voix , très n'ombreuses , les époques , disparates , les souvenirs des uns et des autres .
Avec infiniment d'empathie et de savoir faire , elle enquête sur cette cité américaine, nous immerge au coeur de la capitale économique du Michigan en pleine déréliction : quartiers en ruines, rongés par la corruption , la ville et sa vieille arrogance , les gangs , la grandeur et les ambitions démesurées , une ville tentaculaire , autrefois marquée , ravagée par la drogue , les cahots de l'histoire , le racisme ' la violence économique , une très longue descente aux enfers pour les habitants .
Parmi les enquêteurs , Ira , flic , né et grandi ici , se remémore l'histoire de ce quartier , marqué jusqu'à l'implosion par la pauvreté et le racisme déjà évoqué plus haut , le chômage et l'abandon de ses habitants , le démantèlement de la ville l'avidité incroyable et mortifère des promoteurs : Packard a fermé en @958 .
Même les mots d'une première dame , on les a oubliés .
La gare monumentale est fermée depuis plus de vingt ans , un bâtiment fantôme .
L'histoire triste et sombre dans les couloirs défoncés du passé .
«  Un trou où l'humanité s'est dissoute , où l'on ne tue pas pour sauver ou gagner sa vie ,mais pour rien ,par désoeuvrement .
«  Une ville où s'effritent de vieilles réclames » .
Partant d'un fait divers réel, l'auteure compose un roman choral dense sur la déliquescence d'une ville martyre , victime d'une catastrophe économique sans fin , emportant tout sur son passage .
L'émotion est là , malgré la multiplicité des personnages , des époques et des regards .
Passionnant , émouvant , riche , instructif , dense , intéressant de bout en bout grâce à un gros travail de documentation .
J'avais lu en 2015 «  Victor Hugo vient de mourir …
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La découverte d'un jeune homme, mort dans un improbable quartier de la ville de Détroit est le fil rouge qui raconte sur plusieurs décennies cette ville qui fut l'exemple du rêve américain et sa déchéance.
En 1935 , Eleanor Roosevelt vient à Détroit et annonce la construction du Brewster Project, une ville dans la ville où seront logés les ouvriers noirs de Ford et Chrysler.C'est de là que naîtront les futures vedettes de la Motown(diana Ross, les Supremes par ex )
Le temps passe , la crise économique, la drogue, la violence, l'appétit des promoteurs, ce quartier est rasé en 2013.
J.Perrignon remonte le temps, raconte des moments de vie,les souvenirs des uns et des autres , le tout avec beaucoup d'empathie pour Détroit et ses habitants qui ont vécu une vraie descente aux enfers. La ville s'est relevée depuis, mais la violence y est endémique.
Un bien beau roman.
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critiques presse (3)
LeMonde
08 février 2021
Histoire d’un livre. Journaliste, Judith Perrignon a beaucoup enquêté sur la cité américaine en pleine déréliction. Ecrivaine, elle livre aujourd’hui le roman de ses habitants.
Lire la critique sur le site : LeMonde
LaCroix
25 janvier 2021
Partant d’un fait divers réel, Judith Perrignon compose un roman choral sur la déliquescence de la capitale économique du Michigan.
Lire la critique sur le site : LaCroix
FocusLeVif
21 janvier 2021
Un roman immersif avec comme porte d'entrée le meurtre d'un street artist français en 2013, transcendé par les riffs du MC5 et la soul des Supremes.
Lire la critique sur le site : FocusLeVif
Citations et extraits (56) Voir plus Ajouter une citation
INCIPIT
8 août 2013
J’ai vu l’aigle à tête blanche tourner au-dessus du Project, l’autre jour. L’immeuble où j’ai grandi est devenu l’abri des rapaces. Il y a tout ce qu’il faut là-haut, dans les étages, vêtements déchirés, fauteuils défoncés, cloisons affaissées, fils arrachés, télés renversées, capotes usées, tout le reliquat, toutes les fibres de nos vies pour tisser le nid de notre emblème national.
Mâle et femelle le fabriquent ensemble.
C’est écrit dans cette vieille encyclopédie que j’ai entre les mains.
Ils l’installent près d’une étendue d’eau, sur une falaise, un buisson ou dans un arbre. Faudrait peut-être ajouter qu’une bonne vieille dalle de béton à l’abandon près d’une rivière peut aussi faire l’affaire.
Mais ce livre est trop ancien pour avoir envisagé notre déclin.
C’est pour ça que je viens ici, chez John King. Des étagères de bois remplies jusqu’à la gueule, des bouquins d’occasion à l’infini sur quatre étages, écrits par de plus optimistes que nous. D’ordinaire, je fréquente le rayon des polars, c’est plein d’histoires plus compliquées à résoudre que les miennes, mais aujourd’hui j’ai pris la travée d’en face, la numéro 7, j’ai tiré la ficelle du néon au plafond, et j’ai regardé les titres sur les tranches : Oiseaux du monde, Oiseaux du désert, Oiseaux des villes et des villages, Oiseaux américains en couleur, Oiseaux du Canada et du nord des États-Unis. J’ai choisi celui-là.
Reprenons.
La reproduction se déroule d’avril à août. Les couples se reforment chaque année pour la parade nuptiale, ils s’accrochent par les serres, ils tournoient en plein ciel, se laissent tomber et se séparent juste avant de toucher le sol. Les deux partenaires sont fidèles l’un à l’autre tout au long de leur vie.
Tout au long de leur vie !
Valent mieux que nous, les aigles.
Je me rappelle des cris qui s’échappaient de la cour, de maman qui soupirait,
Le point faible ici, c’est les pères.
Le mien compris. On habitait au deuxième étage de la tour 303. Appartement 2046.
Ça n’a plus beaucoup d’importance, les numéros. Comme les fenêtres d’ailleurs, il n’y en a plus depuis longtemps. Les oiseaux entrent sans se demander si c’était là une cuisine ou une chambre, c’est chez eux, c’est l’été, ils pondent. Pendant que d’autres tuent. On a trouvé un corps, là-bas, au pied des tours, la semaine dernière. Une balle en pleine tête.
Et moi, vieux flic d’élite de la ville, je suis là, le cul posé sur des caisses entre deux étagères de chez John King, à traquer les habitudes de l’aigle à tête blanche dans un bouquin poussiéreux. Il n’a pourtant commis aucun crime, à part s’être posé chez nous quand tout le monde a fini par partir.
Ce matin, le maire a enfilé son costume, puis son long manteau tout droit sorti des années 1950. Étrange, cette façon qu’il a de vouloir ressembler à un lieutenant de Luther King. Il est trop tard. Un conseiller d’Obama était à ses côtés. C’est pas si mal. Le gouvernement fédéral lâche six millions de dollars pour raser le Brewster Project. Alors « 3, 2, 1, let’s go ! » ont décompté le maire et le type de Washington dans le micro. Les mauvaises herbes caressaient doucement les ourlets de leur pantalon. J’ai vu ça à la télé. Puis la mâchoire d’une pelleteuse s’est abattue sur le toit d’un vieux condo de deux étages qui semblait en carton. Quelques journalistes filmaient avec leur téléphone. Le maire a dit,
– C’en est fini du Brewster Project, paradis des criminels.
Il n’a pas mentionné le corps retrouvé l’autre jour. Les journalistes ne l’ont pas évoqué. Ça ne nous surprend plus. Nos habitudes nous rongent. Moi le premier. J’ai envoyé en taule trop de copains d’enfance. J’ai pensé à Tim en regardant la pelleteuse. Il a grandi au-dessus de chez moi. Est-ce qu’il a vu la démolition depuis sa cellule ? Il me le racontera peut-être un de ces jours dans une de ses lettres. Il m’écrit. Il ne m’en veut pas de l’avoir coincé, il me remercierait presque.
Ça a été tellement simple ce jour-là. Avec les collègues, il niait tout en bloc, se murait dans le silence. Moi, il m’a tout de suite reconnu, même s’il y avait un moment qu’on s’était perdus de vue.
Ira ! il a dit.
Ouais, Tim, ça fait un bail. J’aurais préféré te revoir ailleurs.
Je lui ai parlé du bon vieux temps au Project, on a ri de nos virées, de l’ascenseur qui tombait en panne, on s’est remémoré quelques noms, et je ne sais pas pourquoi il s’est rappelé cette fois où ma mère l’avait embarqué avec nous à la bibliothèque municipale sur Woodward Avenue. Elle nous y conduisait tous les dimanches, moi et mes frangins, à l’heure des enfants. Ça faisait une bonne marche depuis le Project, deux miles pas plus, mais qui semblait contenir des siècles, nous mener vers d’étranges faveurs. Une fois arrivés, c’était comme si un château nous ouvrait ses lourdes portes cuivrées, laissait des gosses noirs et minuscules traîner leurs pieds sur son marbre et grimper ses massifs escaliers de pierre. Tim s’en est souvenu dans mon bureau trente ans plus tard. Au bout d’un quart d’heure à discuter, je lui ai tendu une cigarette.
Tu veux me dire la vérité ? je lui ai demandé.
Oui. Parce que ta mère m’a traité comme un être humain.
Et je l’ai revu dans la bibliothèque qui se baladait la nuque en arrière, ce n’était pas les livres qu’il regardait, c’était les plafonds sculptés, les fresques et les fenêtres si hautes, les colonnes que nos deux bras ne pouvaient pas enlacer, et qui soutenaient l’autre versant du monde.
Il m’a avoué dix-huit meurtres. Dix-huit. Avec dans le regard quelque chose de familier. Tim, quoi. Devenu tueur à gages. Alors, moi, je surveille les oiseaux.
Le livre dit que l’aigle recherche les zones les plus sauvages, qu’il ne vit pas à moins d’un kilomètre des zones les plus faiblement peuplées par l’homme. C’est dire l’ambiance par ici.
Aux infos ce matin encore, c’était comme un chœur d’église. Ou comme le lancement de je ne sais quelle guerre dont notre grand pays a le secret. Bankruptcy ! Ils n’ont plus que ce mot-là à la bouche. Detroit vient d’être déclarée en faillite, ça fait les titres dans tout le pays, même à l’étranger. La belle affaire ! Oh, mon Dieu, ça y est ! Le frisson de la crise, de la rouille, du crime, de l’effondrement. Mais quoi ? Tout ça c’est bon pour ceux qui vivent loin d’ici. Nous autres, toutes races confondues, je veux dire hommes et animaux, ça fait longtemps qu’on l’a compris. C’est sauvage, Detroit. L’aigle à tête blanche est en ville. On a aussi repéré un félin bien trop grand pour être un chat dans les quartiers est, la semaine dernière. Bankruptcy, ça alors ! Quelle surprise ! C’est un mot d’ordre ou une prière ? Cette ville, depuis qu’elle respire mal, c’est comme un corps malade mis en quarantaine, un héros national qui a mal tourné et s’en va sans avoir remboursé ses dettes. Ils veulent récupérer leur fric. C’est ça leur mise en faillite. Récupérer la ville surtout. Ils ont nommé un manager. Quant au maire et au gouvernement, c’est-à-dire ceux qu’on a élus, ils n’ont qu’à se charger des ruines et du nettoyage.
Il a du temps, l’oiseau. Qu’il ponde. La démolition va être longue. La pelleteuse a commencé par les immeubles de deux étages, après ce sera la tranche des trois étages. Pour nos tours, il faudra de l’explosif. Elles vont donc nous narguer encore quelques mois. Elles seront toujours là, quand l’aigle, sa femelle et leur portée migreront vers le sud. Toujours là, sous la neige de février. Elles sont têtues. Un vrai distributeur à incendies et à junkies. Le maire a dit, Nous n’oublierons jamais ce que le Brewster Project a représenté pour tant de gens ici. Moi, ça me laisse de marbre. Et je suis bien content que ma mère ne soit plus de ce monde.
Elle aurait pleuré.
Mais elle serait heureuse de me voir chez John King, parmi les bouquins. C’est bien ici, c’est même mieux que la bibliothèque municipale sur Woodward, il n’y a rien qui t’écrase, rien de savant, c’est nous, notre poussière, nos parquets usés, nos vieilles bibles, nos grands et nos mauvais écrivains, nos musiciens, nos vedettes, nos stars, nos animaux, nos recettes de cuisine. 15 dollars, l’encyclopédie des oiseaux d’Amérique du Nord. Je la prends, elle est belle, avec son tissu délavé et ses gravures à chaque page. Je redescends. Les livres débordent jusque dans l’escalier. Y a aussi quelques croûtes, des peintres du dimanche qui ont tenté un portrait de Hendrix ou de Kennedy. C’est notre grenier, John King. Aucun système informatique n’a répertorié ce qui est ici. Faut chercher, suivre les étiquettes, les genres, les tranches alphabétiques, tout est écrit à la main. Nos vies, nos rêves, nos cauchemars sont dans ces milliers de livres.
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9 septembre 1935
Il est presque 7 heures et demie ce matin-là quand le train ralentit en gare de Detroit. Il fait déjà grand jour. Le manteau mou que Josephine Gomon a enfilé sur sa longue robe couleur crème lui glisse sur les épaules, ne demandant qu’à tomber, trop lourd, trop chaud, mais elle le rajuste quand le train freine devant elle. Qu’il lui semble nu, terne comme une salle de spectacle un jour de fermeture. C’est le train du président mais sans le président, sans fanion, sans but électoral, sans fanfare pour l’accueillir. Un ruban délavé et poussiéreux court le long de la plateforme arrière. La portière s’ouvre, Eleanor Roosevelt apparaît, souriante, elle fait signe à Josephine Gomon de la rejoindre, laquelle s’exécute, saluant à peine les trois collaborateurs qui l’ont accompagnée. Et le train redémarre aussitôt, train fantôme, inscrit sur aucun panneau, deux wagons noirs derrière une locomotive crachant sa fumée présidentielle, ni plus blanche ni plus épaisse qu’une autre, abritant la première dame et la responsable du logement public de la ville. On dirait que deux bonnes femmes viennent de détourner la diligence.
– C’est enfin le grand jour, se réjouit Josephine en se débarrassant de son manteau sur le dossier d’un fauteuil. C’est formidable que vous puissiez utiliser ce train pour venir, je le revois passer par ici il y a trois ans, quel succès ! Quelle foule !
– Eh oui, chère Josephine ! Franklin et sa petite équipe de conseillers feraient n’importe quoi pour ne pas m’avoir dans leurs pattes à Washington. Je veux le train ? J’ai le train ! Jusqu’en Chine si je veux ! Pourvu que je sois loin ! Installez-vous et prenez un peu de thé.
– Appelez-moi Jo, comme tout le monde.
– Pour être franche, je préfère Josephine. Cette façon qu’on a de tout raccourcir… Et puis le jour où vous serez élue maire de cette ville, il faut que l’on entende clairement sonner votre nom. Jo-se-phi-ne. Que l’on sache qu’une femme a été élue maire d’une des plus belles et des plus grandes villes américaines.
– Ne vous faites aucune illusion sur mon destin politique !
– Ce que nous allons faire aujourd’hui portera ses fruits et vous pourrez vous en prévaloir à l’avenir !
– Ce sera pire encore ! J’aurai contre moi la sainte alliance des Églises et des propriétaires fonciers ! Vous savez d’ailleurs que le juge fédéral a choisi de statuer aujourd’hui sur la réquisition des terrains ? Les propriétaires et leurs avocats sont déchaînés alors qu’on leur a proposé plus que ça ne vaut !
– Nous aurions doublé la mise que ça n’aurait rien changé. C’est la nature même des logements que nous voulons construire qu’ils n’acceptent pas. Mais on va tenir.
Elles rient, moins sûres de leurs prédictions que de leurs beaux rôles, tandis que leur chignon se relâche doucement dans leur nuque. Sans qu’elles s’en aperçoivent, leurs visages face à face se répètent dans un miroir accroché de l’autre côté du wagon, ainsi que la théière, les deux tasses au bord argenté, et quelques pages de notes posées entre elles. Elles rient du haut de cet âge qui ne vous commande plus de séduire, ni de vous faire épouser, puis d’enfanter. C’est fait, c’est derrière elles, avec beaucoup d’enfants et plus ou moins de bonheur. Elles n’ignorent rien de la vie, de la société, elles n’en détestent pas les obstacles, au contraire, ils décuplent leur énergie, l’ampleur de leurs mouvements.
– Et tous ces gens dont on va raser les maisons, comment les relogerez-vous en attendant ? demande la première dame
– Nous y travaillons, ce sera du provisoire, mais de toute façon plus confortable que leurs taudis actuels. Vous verrez, Eleanor, comme la foule est impatiente de vous entendre annoncer la construction de ces nouveaux appartements.
– Hall ne cesse de me dire la même chose !
– Votre frère nous est d’un précieux concours. Il n’est pas comme tous ces contrôleurs de gestion ordinaires. Il est tellement… comme vous en somme ! Audacieux ! Progressiste !
– Nous sommes pourtant les enfants d’une vieille famille, soupire la première dame évasive.
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Ça fait si longtemps que dure ce paisible carnage, La ville rétrécit, on le sait bien. Un quart de la population est parti ces dix dernières années, Le vide avance, il mange consciencieusement cette vieille frimeuse et besogneuse qu'a été Detroit, qui se vantait d'avoir édifié le plus haut building, la plus grande gare, le plus grand magasin au monde, Pourquoi se mesurer à lui? Ce qui compte, c'est ce qu'on fera ce soir, où on va atterrir, dans quel bar, dans quel lit, devant quel film. Sarah et Jeff sont sur le canapé, une pizza de chez Supino est posée sur la table, qu'ils mangeront tout à l'heure, Les rayons du soleil couchant leur font du bien. Jeff s’est servi un whisky. Sarah lui a raconté ce qui s'est passé, l'erreur commise. Merde, a-t-il dit les dents serrées. Puis rien. Parce qu'il y a comme ça des gestes simples qui ruinent tout. Parce qu'il déteste cette histoire.
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J’aurais pu leur dire,
À ton âge, mon père était en taule.
Ça nous faisait deux points communs. Mais je ne l’ai pas fait. Il y avait un abîme entre nous. Il y aurait eu un abîme entre eux et Tim. Un trou où l’humanité s’est dissoute, où l’on ne tue pas sur ordre, pour sauver ou gagner sa vie, mais pour rien, par désœuvrement. La vie n’a plus de valeur. Ni la leur ni celle des autres. J’abandonne à quiconque l’exploit de trouver de la lumière dans ce puits sans fond. Je n’avais rien à leur dire. Ils défaisaient mon idée des hommes, qu’il n’est personne de complètement, de radicalement mauvais.
Ni mon père…
Ni Tim…
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J’ai toujours pensé qu’il y a un gamin de neuf ans en chacun de nous, le meilleur comme le pire d’entre nous. Et c’est à celui-là que je m’adresse quand je cuisine quelqu’un, c’est lui que je cherche, que je veux atteindre. Y a pas besoin de violence pour faire avouer un suspect, pas besoin de briser les gens, ils le sont déjà, ils n’ont rien à perdre, faut s’approcher, les pousser à se confier, à se soulager, chercher le gosse sous le cuir, des restes d’innocence, cet âge où tu commences à mentir à ta mère sans être mauvais encore. C’est à ce môme que je donne à manger ou que j’offre une douche. À ce môme qui aurait pu être mon copain dans le Project. Que j’ai été aussi.
Mais je n’ai jamais trouvé l’enfant de neuf ans chez celui de quatorze.
Il aurait pourtant dû être là, pas loin, à quelques années, à portée de main, de mots. Les couches de la vie ne sont pas si épaisses, aussi dure soit-elle. Il devait être là, dans ce flot de larmes qui coulaient devant moi, j’ai creusé, cherché sa trace, les réflexes de l’enfance, le besoin de l’adulte, cette volonté qu’on a tous en nous qu’on nous fasse du bien, j’ai espéré Tim le tueur à gages en lui, mais je n’ai entrevu personne, rien ni personne que je puisse reconnaître. Il n’y avait rien de tendre à l’intérieur, aucune attente, aucune demande, aucune incompréhension, juste des glandes lacrymales programmées pour s’enclencher en cas de stress, des cordes vocales pour ânonner maman, sans que je sois sûr qu’il mesure l’affection que transportent naturellement ces deux syllabes. Je n’ai vu que le vide, le vide qui a mangé la ville et pousse en nous maintenant, chez certains de nos gosses en tout cas, qui leur bouffe le cœur, leur brûle le cerveau. J’avais devant moi un assassin de quatorze ans. Ce n’est pas lui qui a tiré. Mais j’avais l’impression qu’il pouvait devenir le pire de tous. Il savait parfaitement ce qu’il avait fait.
– Ça en valait la peine ? je lui ai demandé.
– Non, ça valait pas la peine.
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Vidéo de Judith Perrignon
Judith Perrignon vous présente son ouvrage "Notre guerre civile" aux éditions Grasset.
Retrouvez le livre : https://www.mollat.com/livres/2821193/judith-perrignon-notre-guerre-civile
Note de musique : © mollat Sous-titres générés automatiquement en français par YouTube.
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