La science-fiction à sa plus haute puissance spéculative et poétique, lorsqu'une station orbitale géante, melting pot des espèces spatiales, devient le lieu d'affrontement clos des haines politiques – et des calculs les plus mesquins – autour du métissage et de la pureté.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2023/06/09/note-de-lecture-
rossignol-audrey-pleynet/
La narratrice est née ici, à bord de la Station, prouesse technologique au sein de cette galaxie où co-existent tant d'espèces intelligentes, parmi lesquelles celle issue, il y a déjà bien longtemps, de la Terre telle que nous la connaissons. Mais ce qui fut jadis un simple avant-poste minier, toutefois particulièrement profitable et donc constitutif d'une gigantesque richesse à partager, est devenu au fil des années tout autre chose : un immense lieu quasiment utopique où génétique et électronique permettent aux peuples de l'espace non seulement de se côtoyer, mais de se mêler véritablement, de se métisser et de s'hybrider, jusqu'à ce que chacune et chacun ne puisse plus, le cas échéant, être désigné(e) et identifié(e) que par la trace « majoritaire » de ses gènes d'origine plus ou moins lointaine. Dans ce brassage qui n'a rien d'une dissolution mais qui attise au contraire, y compris par les voies les plus paradoxales, compréhensions et curiosités réciproques, la narratrice devient qui elle est. Jusqu'à ce qu'elle voie, par le retour des pulsions identitaires, des excuses purificatrices et des replis craintifs mal assumés, son univers se mettre à changer à nouveau, et des situations de moins en moins larvées de « chasse aux sorcières » apparaître dans ce contexte où elles étaient réputées jusqu'alors particulièrement absurdes… La fuite est alors la seule issue apparente. Mais où fuir, dans un cas pareil ?
Le motif de la station spatiale comme « point de rencontre » est discret mais ancien en science-fiction.
Clifford D. Simak en a fait, avec «
Au carrefour des étoiles » (prix Hugo 1964), l'un de ses plus beaux romans, aux côtés du subtil assemblage que représentait son «
Demain les chiens ». Au cinéma, la série « Men In Black », sous l'égide de Barry Sonnenfeld et avec l'aide bienvenue de Linda Fiorentino, de
Will Smith et de Tommy
Lee Jones, en a fourni un aboutissement comique quasiment logique entre 1997 et 2012. Même si entre temps, on pouvait noter par exemple le rôle essentiel de Point Central dans la série de bande dessinée « Valérian et Laureline » de
Pierre Christin et
Jean-Claude Mézières, à partir de « L'ambassadeur des ombres » (1975), ou, bien sûr, de la télévisuelle « Babylon 5 » de
Joe Michael Straczynski, entre 1993 et 1998, la station spatiale géante, appliquée à la rencontre entre espèces spatiales, restait généralement un lieu de co-existence, mais certainement pas un lieu de métissage et d'assimilation à divers degrés toujours variables.
C'est ce défi et cette potentialité de dépassement qu'
Audrey Pleynet, dont on avait déjà tant aimé, par exemple, la nouvelle « Entrer en résonance » dans le recueil collectif « Nos futurs solidaires » de 2022, a relevé ici avec un extrême brio. Ce «
Rossignol », publié dans la belle collection Une Heure-Lumière du Bélial' en mai 2023, réalise presque à la perfection l'une des visées spéculatives centrales de la bonne science-fiction, celle qui soumet des préoccupations contemporaines aux cribles et aux filtres d'une situation imaginaire puissante et cohérente. Si la découverte de l'altérité est une figure centrale de la science-fiction, la confrontation aux peurs, aux rejets et aux replis nés de ce constat de différence l'est moins directement – et la mise en place fine et poétique d'alternatives menacées, de combats retardateurs éventuellement désespérés, d'enthousiasmes sincères ou fugaces et d'élans d'ouverture contre vents et marées, tous enchâssés au coeur d'un roman bref, paradoxalement policier, guerrier et étonnamment intense, atteint des sommets de grâce efficace.
On comprendra donc sans peine, à la lecture, que L'Épaule d'Orion ait évoqué « un récit cruel, et un récit qui déborde d'intelligence et de sensibilité » (ici), que le Culte d'Apophis nous indique qu'il s'agit d'un « roman éblouissant d'intelligence, d'humanisme et d'émotion » (ici) ou que
François Angelier, dans le Monde, signale « un bel exemple de sociologie-fiction et de space opéra poétique » (ici). «
Rossignol » s'inscrit d'emblée parmi les lectures centrales d'un corpus science-fictif qui se respecte, et de toute réflexion politique et poétique contemporaine sur ce qui compte.
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