La vie ne semble pas très cool à Trézène
Résumé pour les gens pressés :
Phèdre est une des pièces emblématiques du répertoire classique, une sorte de perfection du style.
En 1677, c'est une nouvelle consécration pour Racine, après les succès de
Britannicus,
Bérénice et
Iphigénie et un nouvel exemple de l'adaptation brillante d'un récit déjà traité par les auteurs grecs et latins,
Euripide et
Sénèque.
Phèdre a de nombreux atouts : la richesse des thèmes abordés, la maîtrise de la versification, le respect des règles d'airain de la tragédie classique et des passages magnifiques.
Phèdre est un monument.
Mais pour y entrer, cela va nécessiter quelques efforts car :
- la langue classique est exigeante et les nombreux et indispensables renvois, hachent la lecture ;
- l'histoire de Thésée qui a conduit à la situation exposée par la pièce, est complexe. Sans connaissance de ce contexte, attaquer le 1er acte bille en tête peut s'avérer décourageant.
Mais rassurez vous, l'effort est récompensé.
Résumé pour les autres.
Phèdre est en soi un monument, c'est indéniable.
Elle a traversé les siècles sans perdre de sa renommée, suscitant l'admiration de tous.
Marcel Proust la cite indirectement dans un passage de "
du côté de chez Swann " (celui où Bloch l'ami de l'auteur, rapporte une phrase méprisante selon laquelle le seul vers bien rythmé chez Racine serait : "La fille de Minos et de Pasiphaé " qui de plus, "aurait le mérite de ne rien signifier ".
Tout comme certains considèrent " La Vue de Delft " et son " petit pan de mur jaune " comme " le plus beau tableau du monde " , la caution
Proust pose son homme.
Mais de quoi s'agit-il donc ?
D'abord, pour bien entrer dans l'histoire, il faut revenir au mythe de Thésée.
Disons pour faire simple et selon la version la plus communément admise, que Thésée est une sorte d'aventurier qui a passé le plus clair de son temps à tuer divers monstres et à coucher à droite et à gauche. (chez racine, on parle d' " inconstance "...)
Son exploit le plus célèbre reste le trucidage du Minotaure rendu possible par l'appui astucieux de la belle Ariane qu'il récompensera en l'abandonnant lâchement sur son rocher de Naxos faisant le bonheur de Richard Strauss et celui de
Phèdre, la propre soeur d'Ariane (elle aussi fille de Minos et de Pasiphaé) qu'il va épouser.
Rentré chez lui à Athènes, il doit, pour récupérer son trône, tuer ses opposants, les 50 Pallantides (les fils de Pallas). Pour se purifier de ce massacre, il décide de s'exiler momentanément à Trézène, ville située en face d'Athènes, dans le Péloponnèse.
Thésée a emmené avec lui, son épouse
Phèdre, Hippolyte (le fils qu'il a eu avec Antiopé, la reine des Amazones), et Aricie, la soeur des Pallatides anéantis, dont il se méfie. (" reste d'un sang fatal conjuré contre nous ")
Thésée connaît bien Trézène puisque c'est là qu'il est né, des suites d'une partie à trois (non, non pas à Troie, c'est une autre histoire) entre Ethra (et un et deux Ethra !) la fille du roi de Trézène, Egée le roi d'Athènes et Poséidon.
Qui dira encore qu'à Trézène, il n'y a pas de plaisir ?
Au moment où débute la pièce,
Hippolyte cherche pourtant à fuir la ville. Est-ce en raison de l'hostilité que lui manifeste
Phèdre, sa belle-mère ?
De son côté,
Phèdre déclare vouloir mettre fin à ses jours.
Bigre, il y a de l'eau dans le gaz ! On est un peu dans la mer de passion et c'est pas l'Egée.
La raison des deux attitudes est à chercher du côté de l'amour impossible, éternel ressort de la tragédie.
Hippolyte qu'on croit pourtant rebelle à l'amour, aime Aricie tandis que
Phèdre, aime son beau-fils.
On retrouve les éléments indispensables : le destin, la volonté des dieux, la passion, les lois sociales et celles du sang.
En voulant s'aimer,
Hippolyte et Aricie, entraînent inéluctablement la vengeance du coeur délaissé et jaloux.
Phèdre aidée/trahie par sa nourrice, laissera croire à son mari, que son fils est coupable de pensées incestueuses.
Le drame devient inexorable quand Thésée demande à Poséidon* de châtier
Hippolyte. Définitivement.
Phèdre est d'une perfection rare dans son déroulement : les confidences aux proches, les aveux réciproques et l'affrontement.
Les moments de bravoure ne manquent pas, les rôles sont forts, les sentiments ambivalents amènent des rebondissements inattendus. La déclaration d'abord voilée de
Phèdre ou le récit de la mort d'
Hippolyte sont parmi les plus beaux moments de la littérature.
Thésée qui a passé sa vie à combattre les monstres, ne voient pas ceux qui l'entourent.
Hippolyte est devenu un monstre pour
Phèdre (" je le vois comme un monstre effroyable à mes yeux ') et pour Thésée. (" Monstre qu'a trop longtemps épargné le tonnerre ")
Phèdre est tout aussi monstrueuse aux yeux d'
Hippolyte (" ...d'un sang, Seigneur, vous le savez trop bien, de toutes ces horreurs plus rempli que le mien "). Et enfin,
Phèdre maudit sa servante Oenone. (" Va-t'en monstre exécrable...")
Un texte immense, une histoire terrible.
Pourtant, en dépit des toutes ses qualités, cette pièce contient des passages qui m'empêchent de la préférer à d'autres :
- le caractère de
Phèdre.
Certes,
Phèdre est le jouet des dieux : " Un dieu cruel a perdu ta famille " **
Certes, dans une tragédie, on doit accepter la démesure et l'exacerbation des sens. Que
Phèdre s'abîme dans une passion violente, et brûle de se venger, est admissible. (surtout qu'elle découvre qu'
Hippolyte qu'elle croyait détaché sentimentalement : " il a pour tout le sexe une haine fatale ", " il oppose à l'amour un coeur inaccessible ", n'est pas si insensible que ça...)
En revanche, on peut trouver peu glorieux qu'elle fuit un moment, ses responsabilités. Car
Phèdre se montre mesquine en renvoyant avec une violence incroyable sa fidèle nourrice qui n'a fait que la servir et n'a intrigué qu'avec son accord tacite. (" Puisse le juste ciel dignement te payer ! Et puisse ton supplice à jamais effrayer...")
Surtout qu'il s'agit bien du choix de Racine, de privilégier le rang social de
Phèdre en rendant Oenone responsable de la dramatique calomnie alors qu'
Euripide et
Sénèque eux, attribuaient ce forfait à sa maîtresse.
Chez
Euripide (dans "
Hippolyte "),
Phèdre laissait derrière elle, des tablettes accusatrices : " Pour
Phèdre, craignant de se voir trahie , elle a écrit ces lettres calomnieuses qu
i ont perdu ton fils, et auxquelles tu as ajouté foi. " ***
Chez
Sénèque, elle calomnie de vive voix : " C'est l'homme que vous en soupçonneriez le moins. "
- le caractère de Thésée.
Thésée est trop obtus pour être vraiment crédible, refusant de voir les nombreux signes qui lui indiqueraient la vérité. Il maudit son fils sans une ombre de réflexion.
- la pudibonderie d'Aricie.
Alors que l'on évoque l'adultère, l'inceste, les meurtres, les accouplements avec taureau...Aricie amoureuse, refuse de suivre
Hippolyte avant d'être mariée (" Me puis-je avec honneur dérober avec vous ? ").
Chochotte !
*Racine parle de Neptune, Vénus, Jupiter, c'est à dire les équivalents latins des dieux grecs.
** la famille de
Phèdre était mal embarquée. Aphrodite cherche à se venger d'Hélios qui a cafté auprès de son époux Héphaïstos la relation adultérine qu'elle entretient avec Arès. Elle maudit donc sa descendance, c'est-à-dire Pasiphaé la mère et ses filles Ariane et
Phèdre.
Du côté paternel, ce n'est pas mieux puisque Poséidon a maudit Minos, qui ne lui avait pas sacrifié le taureau blanc. du coup, s
i on peut dire, le dieu de la mer, fit monter Pasiphaé par le dit-taureau. (oui, la mythologie grecque ne recule devant rien)
***
Euripide est quand même à l'origine d'une des répliques les plus ridiculement décalées du théâtre. Imaginez un fils qui va voir son père et qui découvre sa belle mère morte à côté : 'Mais que vois-je ? ton épouse sans vie ? Voilà qui est bien surprenant : je viens de la quitter vivante, il y a peu de temps."