Livre reçu dans le cadre de l'opération « Masse Critique ».
Je me suis fait emporter par ce livre surprenant, déroutant, inclassable.
Ce n'est ni un essai sur la mer bien qu'il en fasse la perpétuelle description, ni un témoignage bien qu'il témoigne de sa beauté et de sa dangerosité, ni un roman bien que les chapitres autonomes rassemblent des histoires qui, si elles ne se suivent pas sous une forme narrative classique racontent sa fascination.
C'est l'histoire dramatique du monde, de la mort de son frère, du déracinement des migrants. Celle d'un monde liquide qui n'est pas frontière mais passage entre deux mondes, celui du haut et celui du bas, ou celui des limbes qui rejoignent les abysses.
C'est donc une sorte de long poème mélangeant les genres, relevé de nombreuses citations de poètes ou écrivains (
Rimbaud,
Federico Garcia Lorca, Édouard Glissant,
Andrée Chedid, etc.). Cette ode à la mer peu classique est vécue comme lieu de liberté, source de joie et de détresse. Elle file le vocabulaire de l'imaginaire, du non langage ou du langage empêché. L'auteure mobilise tout le champ lexical et sémantique de l'eau pour distiller dans chaque réflexion, observation, souvenir, expérience, personnelle ou écoutée, un rythme, une cadence, un flux, une danse réglée par des répétitions, des anaphores qui produisent un tourbillon de mots et d'images. Elle construit une écriture liquide (p24), une « écriture du dégel », une langue étrange…qui épouse la fluidité de l'eau…s'ouvre au monde…défie les frontières et les barrages…oublie le temps…loin de la côte…et retrouve…la joie enfantine de naviguer librement… (p125).
Pratiquant un onirisme éveillé ou un surréalisme conscient, elle traduit l'enfant qu'elle a été, le frère qu'elle a perdu étant enfant, les enfants qu'elle écoute dans son métier. Elle décrit le maelstrom des cris et l'errance vers la paix de la matrice. Une enfance dont elle relate les histoires, les contes (Sind Bâb, Ulysse, Moïse, le Petit Poucet, Les mille et une nuits) et dont elle chante les refrains « hisse et ho » (p62). le titre du livre rappelle encore un jeu d'enfant. Mais le jeu tourne mal et le frère tant aimé s'efface comme l'enfance qu'elle ne cesse de réinvestir à travers les mots inaptes ou l'absence de mots, un langage du corps plus vrai.
Bien des souvenirs d'enfance sont liés à une langue difficile : Moïse est bègue, Poucet est muet, Moussa hurle, certains restent mutiques quand d'autres parodient (à Terezin, p108). Quant à
Pascale Ruffel, elle a été touchée/coulée (p134) le jour où son frère a été touché/coulé, d'où le titre de son livre au masculin. Elle en gardera le traumatisme d'un « fratricide en mots ».
Néanmoins, l'écrivaine a su tirer l'élan de vie hors de sa blessure et de celles de ceux dont elle a partagé les drames. Comme la jeune Esperanza sur le bateau,
Pascale Ruffel se poste en vigie et aimerait réenchanter le monde.