Acte I, Scène I
MARIE
Serge aura une voiture de sport s'il veut et il courra les night-clubs, s'il veut. Il sera de son temps, si vraiment son temps l'amuse. (Elle ricane.) Au reste, ce garçon a toujours aimé la méditation.
VALENTINE
Et s'il se marie ?
MARIE
Il ira vivre dans un H.L.M., il lira ces journaux dégoûtants et vulgaires, il changera sa voiture de sport contre une Peugeot familiale. Le dimanche il viendra avec ses enfants manger du faisan aux airelles, chez nous. Ca le changera.
SERGE
Et je serai un des rois de la publicité, c'est ça ? Mes affiches couvriront Paris, et ma femme aura un vison clair.
VALENTINE
Foncé. C'est mieux, maintenant.
SERGE
Elle ne le saura pas. Je lui dirai que vous êtes un peu bizarre. Je lui dira : "Tu sais, Valentine était très belle."
Elle lui sourit.
MARIE
Vous, vous rêvez. Moi, je dis la vérité.
Rideau.
MARIE
Je te connais, tu sais. Moi, tu comprends, la vie, je m’y suis toujours cramponnée. Ma nature. Toi, c’est la glissade. Toute petite déjà, tu avais ça,. Pas jolie, non, mais si légère. C’était mon rêve, alors, pouvoir glisser. Je n’ai compris qu’après, que pour moi, l’amour par exemple, c’était peser, prendre, s’attarder, des mots lourds, des mots d’affaire. Ah ! Je t’ai enviée.
VALENTINE
J’ai trop glissé, tu sais, j’ai dérapé.
MARIE
Peut-être. Mais toi, à dix ans, dans le jardin, avec le chat rayé, c’était la poésie, Valentine. Que tu m’attendrissais d’ailleurs ! J’ai été mère, par toi, à quinze ans.
VALENTINE
On s’amusait bien.
MARIE
Quand tu avais dix ans, j’en avais dix-huit. La vie me touchait déjà. J’entendais déjà le souffle des hommes, j’avais déjà envie de certains, horreur des autres. Je quittais le jardin déjà. Et quand je m’en allais à un rendez-vous, je me retournais pour te voir, sur la balançoire. Ça me fendait le cœur. Tu étais l’enfance, Valentine.
Acte II, scène 3
VALENTINE
Marie, je suis malheureuse.
MARIE
Mais non, mais non, tu as simplement une chance de l'etre.
J'ai toujours eu beaucoup de difficultés à établir un vocabulaire avec qui que ce soit. Pas vous?
[...] la terre est peuplée de truqueurs et de bavards, qui se servent des mots comme d'une monnaie qu'ils sauraient fausse.
Extrait du livre audio « La Laisse » de Françoise Sagan lu par Stéphane Ronchewski. Parution numérique le 27 mars 2024.
https://www.audiolib.fr/livre/la-laisse-9791035413873/