Peu après mon affectation au service des impôts des entreprises d'Arras, je regardais brièvement trois collègues d'un autre service que je ne connaissais pas fumer leur cigarette à l'extérieur.
- Elle n'est pas un peu bizarre, elle ? demandais-je aux personnes de mon service en désignant l'une de ces femmes, aux jolies jambes mais à la mâchoire carrée, maquillée comme un pot de peinture, au visage ... perturbant.
- Ah ben oui toi tu ne connais personne ici alors forcément tu n'es pas au courant. Avant elle s'appelait Pierre.
Je regrettais un peu mon ironie, de m'être arrêté à ce physique un peu spécial. Je n'ai jamais jugé du choix de vie, de cette volonté qu'avait eu Pierre de changer de sexe.
Je lui dis bonjour, mais lorsque je la croise je ressens toujours un imperceptible malaise. Il ne s'agit pas d'intolérance mais davantage d'incompréhension.
D'autres cachent ce malaise par le bais de l'humour.
Je pense à Rosa qui se retrouve dans la peau de
William Shakespeare dans le roman humoristique de
David Safier :
Sors de ce corps, William.
A toutes ces séries ( Code Quantum ) où le temps d'un épisode deux héros se réveillent après un étrange échange de corps, souvent masculin et féminin.
Je pense à Miriam Rivera, héroïne transgenre de l'émission de téléréalité britannique "There's something about Miriam". Mannequin de 21 ans d'origine mexicaine, elle jouait le rôle d'une sorte de Bachelor pour six hommes qui devaient la séduire en ignorant bien sûr que cette femme attirante était née homme et disposait alors encore probablement de certains attributs masculins.
L'émission a-t-elle permis d'ouvrir les yeux des téléspectateurs et d'accepter davantage la communauté souffrant de transidentité ?
Ou n'était-ce au fond qu'une farce réalisée aux dépends de tous les candidats suivie par un public prêt à s'esclaffer lors du dernier épisode quand la vérité a éclaté au grand jour ?
"Est-ce qu'on devient homosexuel quand on baise avec un travelo ?"
Et pourtant, des personnes transgenres, on en connaît tous sans même le savoir.
"Mais les trans d'aujourd'hui sont médecins, instituteurs, ouvriers, banquiers, comptables... Il y en a partout et ils sont invisibles la plupart du temps."
Jacques Saussey nous donne quelques chiffres : C'est une personne sur cinq cent qui souffre d'un problème d'identité en France, soit 134 000 personnes qui sont concernées. France qui a été le premier pays au monde à ne plus considérer ce trouble identitaire comme relevant de la psychiatrie.
Et c'était en 2010.
Dans ce roman paru il y a deux ans désormais,
Jacques Saussey nous fait vivre l'enfer en prenant pour héroïne Virginie, de sa naissance en tant que garçon à ses trente-et-un ans en tant que femme.
"Je ne suis pas un travesti. Je suis une femme coincée dans le corps d'un homme."
"La nature s'est trompée."
"Elle n'est pas née du bon côté de la barrière."
Le roman alterne entre deux parties. le passé de Virginie année après année, comme de courts flashs de moments bouleversant son existence ou illustrant simplement sa souffrance quotidienne.
Et le présent de Virginie, quand elle devient aide-soignante à sa sortie de prison dans une maison de retraite appelée le Centre. Tous les employés y sont d'anciens criminels à qui le Directeur accepte de donner une chance de se réinsérer dans la société.
"Parricides, infanticides, violeurs, braqueurs, dealeurs, hommes de main, assassins divers et variés, la liste est longue."
Par courts chapitres de trois à six pages, l'auteur écrit donc presque deux romans distincts avec la même héroïne transgenre. L'un très psychologique et absolument bouleversant, l'autre davantage policier, un peu moins intéressant malgré sa galerie de personnages inquiétants et son ambiance lugubre. du moins jusqu'à ce qu'on réalise où
Jacques Saussey nous emmène.
L'écrivain n'explique pas comment ce petit garçon est progressivement devenu Virginie. La seule piste éventuelle c'est le rejet qu'a manifesté son père à sa naissance. Mais y a-t-il vraiment une explication à chercher, un traumatisme à mettre à jour ?
"Votre fils sera incapable d'avoir une existence normale tant que nous n'aurons pas réussi à le remettre sur les rails de son identité masculine."
Pourquoi raisonner comme s'il s'agissait d'une maladie ? Est-il si inconcevable que l'esprit et le corps ne soient pas toujours coordonnés ? Chaque homme a une part de féminité, et inversement. Personnellement je vis très bien avec et je n'en n'ai pas honte. Mais si cette part était décuplée ? Ou davantage ? Qui aurait pu me comprendre et m'accepter ?
L'empathie qu'on ressent pour Virginie est si intense qu'elle nous noue le ventre. On essaie de comprendre ce garçon ... cette fille.
"Mais alors ... t'es quoi exactement ? Gay ? Travesti ? Transsexuel ?"
Et sans forcément y parvenir on veut la protéger, on souhaite qu'elle soit acceptée telle qu'elle est. Il s'agit bien d'un être humain à part entière et non d'une bête de cirque, d'une Chose.
Mais ça n'est pas au lecteur de décider. Et c'est les mains liées que nous assisterons à la descente aux enfers de l'héroïne, incomprise notamment par ses camarades de classe et par son père.
"Son fils ne serait ni un pédé ni un travelo, ça non ! Il allait le dresser et ça n'allait pas traîner !"
Et on leur en veut à tous ces idiots pour le déferlement de violences physiques et morales qu'ils vont faire subir à une personne déjà mal dans sa peau, pour qui le suicide pourrait être la seule échappatoire.
En même temps on vit dans un monde où, si la tolérance progresse, apprendre ne serait-ce que l'homosexualité d'un de ses enfants n'est pas toujours une pilule facile à avaler sans que l'amour parental ne soit forcément à remettre en cause.
J'ai un petit reproche quand même à formuler, ce sont les trop nombreuses scènes de sexe. Elles ne sont pas détaillées, mais elles pullulent au point de faire - vous me pardonnerez l'expression - de l'anus de Virginie un véritable garage à bites.
"Je suppose que vous n'avez jamais essayé la sodomie ?"
Liaisons consenties, liaisons tarifées et bien sûr viols à répétition en particulier en prison.
Des moments de dégradation et d'humiliation parfois nécessaires pour comprendre que les traumatismes physiques et psychologiques n'avaient désormais plus aucune limite pour Virginie qui sombrait dans un tunnel sans fin et n'était plus considérée que comme source de plaisir.
Mais d'autres aussi qui m'ont laissé plus sceptiques. Ou c'est peut-être mon esprit étriqué qui veut ça. Mais j'ai trouvé surprenant qu'une femme pas encore totalement sortie de sa chrysalide, pas encore tout à fait devenue papillon, puisse séduire autant d'hommes à sa sortie de prison.
"Ses seins allaient pousser. Ses poils allaient devenir plus discrets, plus souples. Son visage allait s'affiner."
Après il est possible que malgré cette lecture qui nous oblige à ouvrir les yeux, à partager l'existence, les souffrances et l'injustice quotidiennes d'une victime qui n'avait jamais rien demandé à personne, je me sente malgré tout encore obligé de ranger les personnes dans des cases. Mais avec bien plus de recul qu'auparavant parce qu'il s'agit forcément d'un livre qui participe à changer les regards.
Et l'un des tours de force de ce roman, c'est d'avoir enlevé à chaque protagoniste son patronyme.
Jamais vous ne connaitrez le prénom de Virginie à la naissance. Ni ceux de ses parents qui seront tout simplement "Le père" et "La mère".
Les regards sur elle en font un objet de curiosité, un travesti, une pute, un androgyne. Rien d'autre. Sûrement pas un être humain à part entière avec sa vie, ses rares joies, ses nombreux appels au secours, ses propres pensées, ses besoins en tant qu'individu.
Alors
Jacques Saussey met tout le monde sur un pied d'égalité.
Vu que les regards d'autrui s'arrêtent à ce qu'ils voient en surface, tous les autres protagonistes du livre seront eux aussi réduits à leur plus simple expression : leurs fonctions, leurs surnoms.
La lingère, le curé, la fouine, le bouledogue, l'infirmière, le cinglé, l'Africain, le gâteux, le chétif ... Et bien d'autres encore.
Pour mieux nous dire qu'il ne faut pas d'arrêter à la surface.
Que limiter une personne à un trait de caractère, une fonction ou un aspect physique relève de l'irrespect.
Si vous connaissez un transsexuel et qu'il n'est que ça à vos yeux, imaginez que pour les autres vous ne soyez que "Le gros", "La vieille", "Le black", "Le gros con", "La nympho", "L'illuminé", "La dépressive".
Comment un seul mot pourrait-il décrire une personne sans la réduire à néant ?
On ne peut pas dire qu'
Enfermé.e soit un petit bijou d'optimisme.
Toutes les formes d'incarcération y sont explorées : La prison bien sûr, les maisons de retraite qui sont la dernière demeure de personnes âgées bien souvent prisonnières de leur corps ou de leur esprit, attendant simplement la mort. Et la prison de personnes souffrant de transidentité, qui sont nées dans la mauvaise enveloppe charnelle.
La majorité des personnages sont donc tous d'une façon ou d'une autre en marge de la société : Criminels, vieillards solitaires, personnes en recherche d'identité, victimes de railleries.
C'est très noir, c'est violent sur le plan émotionnel, c'est sans concession.
Et pourtant ..
En choisissant Virginie pour héroïne, en nous montrant tous les obstacles qui se dressent sur son chemin pour l'empêcher de se construire comme elle le voudrait ...
"Je ne veux pas devenir une fille. Je suis une fille !"
... En nous montrant les rires, les brimades, les abus sexuels, la méchanceté et l'aveuglement de la quasi totalité de l'entourage de Virginie, à quelques douces exceptions près ...
Jacques Saussey réussit son pari on ne peut plus humain.
Il nous demande, à nous lecteurs, si nous souhaitons participer à cette ignorance, à cette incompréhension qui était aussi la mienne et dont je vous parlais en début de chronique.
Quelle que soit déjà votre ouverture d'esprit,
Enfermé.e nous demande la plus grande indulgence face à ces personnes déjà suffisamment perdues, qu'il faut savoir écouter, et dont il faut respecter les choix.
Vous ne pourrez que constater que la problématique et les souffrances sont encore bien plus importantes que vous ne le soupçonniez. Que vous ne faisiez qu'effleurer la surface.
Si votre fille veut devenir un garçon, elle ne changera que physiquement.
Elle sera plus heureuse ainsi.
Et ne se jettera pas sous un train.