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Critiques filtrées sur 5 étoiles  
"Le malheur est qu'une fois lucide, on le devienne toujours d'avantage:
pas moyen de tricher ou de reculer. " (Cioran)

Vous pensez que l'étude des grands philosophes permet de mieux mener sa vie, de faire face à sa finitude ou de trouver une consolation aux aléas d'être né ? Habitué très tôt à penser dans les livres, Frédéric Schiffter, enseignant la philosophie depuis trente ans, qui a donc lu et étudié les penseurs, avoue que pour lui, philosopher consiste à examiner la pertinence de notions tenues pour évidentes, à démystifier des foutaises ronflantes et à mettre un nez rouge aux idoles. Il tient là un piste incitante, fil rouge des réflexions qu'il développe de façon convaincante sur dix chapitres, chacun basé sur un aphorisme d'auteur, pas nécessairement celui qu'on attendrait de celui-ci. Sa Philosophie sentimentale a obtenu le Prix Décembre en 2010.

Il est plus praticien que académicien, moins chercheur que maître de vie. Si deviser d'abstractions, se livrer à des joutes idéologiques est un art appréciable, la méditation philosophique inspirée de l'affectif au quotidien et surtout de douloureux événements lui semble la plus justifiable.

Schiffter n'approuve en effet l'oeuvre d'un penseur que si, en filigrane, celui-ci laisse percevoir le récit d'un chagrin personnel. "Sous le masque du cérébral, j'aime deviner l'orphelin, l'amoureux, l'abandonné, le déclassé, le décalé - l' «animal malade». "
Il s'explique à ce propos dans le troisième volet de l'ouvrage qui met Proust en exergue: "Les idées sont les succédanés des chagrins." Les années heureuses sont des années perdues pour un écrivain, affirme le romancier, car les chagrins sont utiles et mettent en marche la pensée et l'imagination en aiguisant la sensibilité. L'artiste donne à voir la réalité telle qu'elle est, dans ses détails et sa complexité, réalité qui demeure inaperçue des autres humains, distraits et préoccupés par la vie à mener, leurs enfants et leur carrière. Ces derniers portent sur leur vie un regard sans justesse, fait de généralités pauvres car ils ne sont conscients ni des motivations de leurs gesticulations et passions chaotiques, ni du drame singulier qu'est leur destinée. Proust rejoint en cela Schopenhauer pour lequel l'art est un activité d'infirme. Schiffter propose sa définition: "L'artiste souffre d'une atrophie du vouloir-vivre et d'une hypertrophie de la conscience. Moins il vit mieux il voit."
La mélancolie, le chagrin agissent en catalyseurs de la sensibilité, engendrant les grandes oeuvres révélatrices du monde tel qu'il est. L'idée ne remplace pas le chagrin mais se transforme en représentation de laquelle naît une nouvelle émotion: la joie esthétique. "Expérience de vérité enfin éclose qu'il vit avec la même allégresse qu'un aveugle recouvrant l'usage de ses yeux."

Provocation ensuite: 'Celui qui ne dispose pas des deux tiers de sa journée pour soi est un esclave.' (F. Nietzsche).
On entend hurler Stakhanov et des DRH. C'est le commercial qui est sur la sellette. Non pas un commercial mais le commercial, celui qui ne vit que pour l'entreprise, qui en est l'incarnation. Là où, dans le zèle aveugle d'un employé ou d'un cadre, un directeur des ressources humaines verra de la motivation, il faut entendre, selon l'auteur, un 'vouloir-vire sans personnalité', un 'vouloir-être inexistant'. Pour qui donne son temps à un groupe, pour qui choisit une vie de labeur collective et anonyme, nul choix délibéré, nulle obéissance non plus, mais la phobie de s'individualiser et l'appétit de se fondre dans un tout, au point que la raison sociale d'une entreprise devient une identité.
Les gens disent: quoi de plus humain que de travailler et se distraire comme tout le monde ? Ils réclament et obtiennent un monde conforme à leurs exigences grégaires et en aucun cas ils ne cherchent à le rendre autre, à se rendre autres, c'est-à-dire s'aliéner dans l'acceptation favorable du terme(1). "Raison pour laquelle ils boudent l'art en tous ses domaines qui aliénerait heureusement leur sensibilité et leur jugement – si, bien sûr, chose improbable, ils lui consacraient le temps nécessaire pour en pénétrer, comprendre et savourer la beauté."

Le négoce — et les obligations sociales qui y sont liées — n'est pas la seule façon de dilapider le temps: les relations sociales peuvent s'avérer chronophages et même neurophages:"L'ennui avec les bavards c'est qu'ils n'ont aucun talent pour la conversation. "

Les conceptions de Frédéric Shiffter peuvent apparaître misanthropes (le Prix Décembre se veut une sorte d'anti-Goncourt). La réalité telle qu'il la conçoit n'est pas réjouissante: l'existence ressemblerait plus à une comédie dramatique absurde qu'à un miracle devant lequel il y aurait lieu de s'extasier.
Renvoyons le versant le plus souriant de nos esprits au billet précédent qui sollicite Maurice Carême. Nos autres exigences continueront à piocher les thèses idéologiques pessimistes (mais captivantes) dans la seconde partie

http://www.christianwery.be/article-philosophie-sentimentale-frederic-shiffter-2-115361841.html

de ce digest, différée à bientôt mais pas trop, question de méditer allègrement sur notre sort d'humains, tantôt heureux, tantôt moins, de l'être.

(1) L'aliénation dans le sens de s'individualiser, de s'éveiller et non dans son acceptation péjorative, comme l'ont pensée Guy Debord et Henri Lefebvre,... reposant sur le postulat rousseauiste selon lequel les humains sont des êtres de loisirs dénaturés par le système social capitaliste.
Lien : http://www.christianwery.be/..
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Dès la préface bien ourdie, la patte du philosophe moraliste Frédéric Schiffter agrippe tant par l'idée, ramassée, que par la forme, brève et percutante. Démystificateur, l'auteur met d'emblée les choses au net. Il n'existe pas de recette du bonheur et nul n'est en mesure de l'enseigner. Notre psychisme ne saurait être modifié par le biais de la raison, de l'éducation ou de la méditation : « Tels qu'en nous-mêmes la vie nous fige et l'âge nous ossifie. » Partant de cette mise à plat des ego, le lecteur peut verser toute son attention inquiète dans les aphorismes amoureusement couvés par l'auteur, de Nietzsche à José Ortega y Gasset en passant par l'Ecclésiaste, Pessoa, Schopenhauer, Proust, etc. Frédéric Schiffter commente et digresse sur la mélancolie, la mort, l'amour, etc. Les sept pages consacrées à Nietzsche décapent l'homme moderne, esclave de son travail et de ses loisirs. « Mieux vaut être oisif que de s'agiter à ne rien faire ! » A l'inverse, l'homme du loisir préfère le silence favorable à la rêverie. Chacun de nous en prend pour son grade mais il s'agit d'une leçon de survie. Si certaines digressions sont trop didactiques, voir Proust, d'autres commentaires portent une charge de vécu qui les rendent particulièrement émouvants tels ceux consacrés à Fernando Pessoa ou à Michel de Montaigne : « Montaigne meurt dans son manoir à cinquante-neuf ans, le 13 septembre 1592. Il était temps. Depuis des années, la santé désertait ses reins et la joie, son coeur. » Frédéric Schiffter possède l'art de la phrase impeccable, savamment construite, lisible et limpide, immédiatement compréhensible et chargée de sens. C'est un régal de chaque instant, un divertissement goûteux pris au palais croulant de nos vies qui se défont continûment. le dernier commentaire concernant José Ortega y Gasset est éblouissant. A l'auteur cité en exergue : « L'amour est la tentative d'échanger deux solitudes », Frédéric Schiffter conclue son livre par une phrase travaillée comme celle d'un moraliste du XVIIIe siècle, à l'instar du grand Chamfort (1741-1794) : « L'amour est la forme la plus exquise de l'inconfort de vivre. »
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