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Le Voleur de Maigret" est l'un de ces romans qui ne tient qu'à un fil pour qu'on l'écarte ipso facto, en le taxant d'impossibilité, voire d'incohérence. Mais l'affaire est si finement amenée, avec cette magie de l'atmosphère qui vous enveloppe en toute innocence avant de vous enserrer dans une étreinte insidieuse à laquelle vous ne songez plus à vous arracher tant elle vous hypnotise par l'art consommé qu'apporte
Simenon d'abord à vous la dépeindre, puis à vous y tailler un habit des plus élégants, rien que pour vous, l'un de ces costumes que, quand il vous arrivera de relire ce texte, vous réenfilerez avec la certitude d'un luxe créé uniquement pour vous ! ... L'auteur belge fait de vous, en quelque sorte et rien que pour ce livre-là, un lecteur tout neuf qui fait pourtant partie de ses intimes, de ses plus proches amis, même et cela vous fait si chaud au coeur que, bien que le doute vous effleure lors de l'explication finale, vous détournez la tête et, en pleine conscience, délibérément, vous embrassez le raisonnement de l'auteur.
Pourtant, pourtant, vous sentez bien que le "voleur" qui a délesté
Maigret, ce beau matin-là, sur la plate-forme de l'autobus, de son portefeuille avec argent, papiers d'identités et médaille de la PJ, aurait aussi bien pu NE PAS LE FAIRE et que, du même coup, l'intrigue tout entière tombait à l'eau. Vous le percevez d'autant mieux que vous avez eu tout votre temps pour apprécier le caractère impulsif, colérique, incontrôlé en fait, du personnage. Et cependant, vous marchez avec
Maigret.
Fidélité au personnage ? Fidélité à l'auteur ? Quand vous en arrivez au tome VIII des aventures du célèbre commissaire, vous êtes, et depuis longtemps, un vrai mordu de l'un comme de l'autre. Emettrait-on désormais devant vous des doutes sur la faculté de François, dit Francis, Ricain, à sauter sur l'occasion qui va lui permettre de retourner à son avantage une situation qui se décompose à vue d'oeil, que vous monteriez sans hésiter au créneau, prêt à batailler pour
Simenon et pour la logique de son roman.
D'un autre côté, et l'on en revient à ce que j'écrivais au tout début de cette fiche,
le fil si ténu auquel se rattache toute l'intrigue peut peut aussi être réel, comme la Tour Eiffel sur le Trocadéro. Certes, sa finesse encourage à le tenir pour improbable mais la Vie est bourrée, que dis-je, elle déborde, elle explose ! de ce genre d'improbabilités. Après tout, le grand Sherlock Holmes, autre fumeur de pipe renommé celui-là, ne l'a-t-il pas exprimé, oui ou non, en d'autres circonstances : "Lorsque vous avez éliminé l'impossible, ce qui reste, aussi improbable soit-il, est nécessairement la vérité."
Dans "
Le Voleur de Maigret", notre commissaire se fait dérober son portefeuille sur la plate-forme d'un autobus. Portefeuille qu'on lui renvoie dès le lendemain, par la poste, sans qu'il y manque une seule coupure, une seule carte : même la médaille, si symbolique, est intacte. Peu après, coup de fil de l'auteur du vol qui s'excuse mais qui affirme qu'il était dans un tel état que ... D'ailleurs, il serait heureux de pouvoir entretenir le commissaire d'un problème qui ... A moins que le fameux commissaire
Maigret ne le juge trop menu fretin pour accepter de le rencontrer ...
Le ton est donné. Et l'on sait bien que
Maigret va se rendre à la rencontre de son "voleur."
Celui-ci, un certain François Ricain, que ses amis parisiens préfèrent appeler Francis, lui raconte alors une histoire incroyable. En rentrant chez lui l'avant-veille, il a trouvé son épouse, assassinée d'un coup de revolver. Paniqué, il s'est enfui et comme il voulait, sur le coup, prendre un train pour il ne sait plus où, il a subtilisé le portefeuille que
Maigret porte toujours - sa femme la lui reproche-t-elle assez souvent, cette détestable habitude ! - dans sa poche revolver. Parce que, question argent, Ricain est plutôt mal embarqué. Découvrant, avec l'effarement qu'on devine, l'identité de celui qu'il vient ainsi de détrousser, il s'arrête et se prend à réfléchir.
Maigret, on ne le répètera jamais assez, aime les histoires qui sortent de l'ordinaire : il accompagne donc Ricain jusque chez lui où, de fait, il constate que la Nature a commencé depuis un certain temps déjà son douloureux et peu ragoûtant travail de recyclage ...
Evidemment, Ricain jure, sacre, hurle, proteste qu'il n'est pour rien dans le meurtre de sa femme, Sophie. Et le lent processus se met en route :
Maigret, qui croit assez à son histoire, le laisse en liberté et se met à interroger à droite, à gauche ...
Le schéma habituel.
Disons-le sans exagération : on est captivé. Vérité criante des personnages, crédibilité des "visions" qu'ils échangent entre eux sur tel ou tel des leurs, des dialogues haute-couture pour chacun d'eux, ambiance énorme de puissance, on passe de lame en lame, sur l'océan déchaîné par un
Simenon au maximum de sa verve et de sa ruse, inspiré à fond par Ricain et l'univers bohème où il se complaît, ou encore on s'abandonne avec confiance, tout au haut des trapèzes, au porteur qui vous attend et vous entraîne dans un tourbillon auquel, malgré le danger que vous percevez derrière lui, vous ne tenez pas à vous soustraire. Vous voulez savoir ... C'est si facile d'écrire cela, à propos de
Simenon et de son oeuvre. Dans chacun de ses romans, policier ou pas, on s'acharne à connaître le fin mot de l'histoire et plus il sera noir, plus on restera épaté par l'aisance et le naturel de l'ensemble. Plus on lit
Simenon, plus on se dit que cet homme descendait d'une lignée de colporteurs qui, à la veillée, dans les villages esseulés, racontaient, au bénéfice de tous, de ces histoires qui, longtemps, très longtemps, restaient à serpenter parmi les rêves et les cauchemars de la maisonnée, bien après que le colporteur s'en fût allé dans le froid, sur la route, au petit jour qui se levait ... Sincèrement, il ne peut y avoir d'autre explication logique.
Livre dont l'intrigue repose sur un "à peu-près", "
Le Voleur de Maigret" est aussi, paradoxe incompréhensible propre au génie, l'un des romans les plus magistraux de la série. Fascination, hypnose littéraire, absorption volontaire et contrôlée dans les méandres d'une histoire pour laquelle on comprend bien que l'auteur ne s'est pas assuré toutes les garanties habituelles mais qui n'en demeure pas moins une merveilleuse, une inégalable acrobatie réalisée sans filet. C'est cette absence de filet qui capture le regard, qui donne le grand frisson : va-t-on suivre
Simenon ? Va-t-on lui faire confiance pour rattraper au vol tout à la fois l'affaire - et notre foi en lui et en son art ?
Avec lui, j'ai sauté dans le vide et ... tout en sachant désormais ce que je sais, je suis prête à recommencer : "
Le Voleur de Maigret" est un vrai chef-d'oeuvre, qui virevolte et nous fait prendre des vessies pour des lanternes, où l'auteur demande à son lecteur, avec une rare impudence : "Chiche ?" et où, tous en choeur, nous répondons : "Chiche !" C'est le spectacle d'un prestigieux prestidigitateur dont les spectateurs sont à la fois
les complices et les victimes - mais des victimes joyeusement, pleinement consentantes.
A lire, à lire et à relire. Parce que c'est grand, provocateur, inégalable et machiavélique en Diable. "
Le Voleur de Maigret", ou le roman de
Simenon qui vous fait franchir la ligne de son Equateur personnel - la boucle d'oreille bien gagnée que vous arborez fièrement à votre oreille droite parce que, la "Ligne de
Simenon", en le suivant ici jusqu'au bout, vous avez bien gagné le droit d'en porter la marque à jamais. "Votre" médaille de
Maigret, en somme. ;o)