Maigret n'aime pas la politique, nul ne l'ignore. C'est à une obscure histoire où pataugeaient des politiciens compromis jusqu'à l'os dans la fange tripoteuse des finances qu'il a dû son exil à Luçon - exil qui lui a d'ailleurs valu de résoudre l'excellente énigme de "
La Maison du Juge" et d'y faire la connaissance de l'incroyable Didine. Mais ici, c'est Auguste Point, un politique intègre au point de risquer gros pour refuser en public de serrer
la main de collègues qu'il juge corrompus et qui occupe, en cette IVème République, le poste de Ministre des Travaux Publics, qui fait directement appel à lui, en l'appelant chez lui, et non au 36. Qui mieux est : Point ne cache pas appeler d'une cabine publique. C'est dire la confiance qu'il a dans le personnel de son propre ministère ... Après tout, comme il le dit lui-même à un certain moment, pourquoi ces gens seraient-ils fidèles ? Les ministres passent et trépassent mais eux, ils demeurent, prêts à se mettre au service du prochain occupant des lieux ...
Ennuyé mais curieux,
Maigret va au rendez-vous, dans un petit appartement que le ministre possédait déjà à Paris du temps qu'il n'était que simple député de Vendée. Il tombe sur un personnage qui,
Simenon le répète une ou deux fois, notamment à la fin, lui paraît une sorte de "frère." Même masse, même origine plébéienne, même défiance envers le système, même désir aussi de le faire malgré tout fonctionner un peu mieux, ce système. La sympathie s'installe tout de suite et, pendant l'entrevue,
Maigret apprend que l'affaire dont veut l'entretenir le ministre est en rapport avec celle qui déborde ces temps-ci de toutes les manchettes des journaux : le scandale du sanatorium de Haute-Savoie où, à l'occasion d'un dégel survenu trop tôt, périrent cent-vingt-huit enfants, à l'intérieur de bâtiments qui, en fait, n'étaient pas si aux normes qu'ils l'auraient dû.
En principe, le scandale du sanatorium de Clairfond n'aurait jamais dû toucher Point, lequel n'était pas en fonction à l'époque du financement et des travaux. le vrai problème, ainsi qu'il l'apprend à
Maigret, c'est qu'un certain Piquemal lui a apporté la veille un rapport, dénommé "rapport Calame", du nom de son rédacteur, un architecte-spécialiste. Or, ce rapport, soumis à l'époque à qui de droit, se montrait carrément négatif quant à ses conclusions sur l'érection éventuelle du sanatorium à Clairfond : trop de risques, il fallait renoncer à un projet insensé.
Trop de risques, soit. Et sans doute aussi trop de pots-de-vin versés, trop d'hommes politiques qui laissent faire, se disant que, de toutes façons, le rapport est alarmiste et qu'il n'y aura jamais de problème ... le sanatorium a donc été construit et l'affaire s'est terminée par la mort de plus d'une centaine de petits malades. Un torchon à ragots a, par on ne sait quel miracle, rappelé l'existence du fameux rapport qui prônait la suspension du projet et prouve donc que le gouvernement était au courant. Les autorités actuelles en ont cherché un exemplaire dans leurs archives mais elles n'y ont rencontré qu'un néant absolu et beaucoup de poussière. Seul, Piquemal, membre de l'Ecole des Ponts et Chaussées et personnage aux sympathies gaucho-extrémistes, qui avait travaillé sur le texte avec Calame, a réussi à se procurer le seul exemplaire restant (en s'introduisant d'ailleurs sous un faux prétexte chez la veuve de l'architecte) et l'a apporté à Point. le ministre a préféré le lire dans son pied-à-terre, au calme. Et, erreur suprême, il le laisse là, dans sa serviette, estimant que personne n'étant au courant de la visite de Piquemal et encore moins des raisons de cette visite à son ministère, le document ne court aucun danger. Il avait pour projet de le remettre, dès le lendemain, au Président du Conseil.
Bon, vous l'avez compris : clic-clac, en deux tours de clef, le document a disparu. Où est-il passé ? Comment le retrouver et surtout comment savoir qui a commandité cet escamotage ? On pense tout de suite à des hommes politiques compromis dans l'histoire. Mais la piste crève tellement les yeux qu'elle perd toute crédibilité et puis, dans ces conditions, s'il ne s'agissait que de supprimer le rapport, pourquoi le faire lire à Point ? La politique est un vrai panier de crabes et des "alliés" même de Point peuvent fort bien être à l'origine de ce vol afin de le compromettre ou de l'écarter pour quelque obscure raison politiquement politicienne ...
En dépit des dangers éventuels pour sa propre carrière,
Maigret relève le pari. Il aidera Point à faire la preuve de son innocence : il trouvera le ou les responsables.
A la dimension policière et psychologique que l'on trouve toujours chez
Simenon, s'ajoute ici une réflexion profonde, complexe et presque visionnaire de la politique. Pour l'écrivain, la "res publica" n'est en elle-même ni bonne, ni mauvaise. Elle est là, elle existe et, si on doit pouvoir vivre dans une relative stabilité, elle doit exister. le problème, ce sont les hommes. Tous ces hommes de pouvoir, politiciens bien sûr mais aussi secrétaires, attachés d'ambassade, journalistes, financiers ... qui se laissent corrompre pour certains parfois sans même s'en rendre compte. Quand ils ont plongé dans le marais, quand celui-ci les aspire par le fond, que faire ? Peuvent-ils encore songer aux valeurs qu'on leur a inculquées avant de songer à leur propre peau ? Peuvent-ils, avant tout, accepter de se sacrifier pour préserver l'Etat et la Nation ?
Certains, oui. Mais ils sont rares.
Les autres ...
Les autres parviendront, malgré tout, à pousser Point à la démission. Et ils continueront leurs petits jeux alambiqués et pervers, les uns en pleine connaissance de cause,
les autres sans prendre vraiment conscience du lieu où tout cela les emmène.
Pour ceux qui s'intéressent à la politique et aux médias, "
Maigret chez le Ministre" est passionnant. L'auteur nous dessine, plusieurs décennies en avance, le sinistre chemin de corruption et d'incompétence qui, à de rares exceptions près, nous a menés à la déliquescence actuelle de ce qui fut la Vème République et n'est plus qu'une caricature sinistre de la IVème.
Les autres seront peut-être un peu déçus ou s'ennuieront ...
... Mais est-il vraiment possible de s'ennuyer chez
Simenon ? ... C'est pratiquement aussi difficile que de dénicher un politicien intègre, non ? ;o)