Nous retrouvons
Maigret en retraite - mais oui ! - dans sa petite maison de Meung-sur-Loire, où il profite de l'été et pourchasse avec entêtement les doryphores qui envahissent les salades de sa femme et aussi ses aubergines à lui. Et c'est dans tout ce calme, cet ordre, ces senteurs d'encaustique et le tic-tac reposant de l'horloge du vestibule que, après avoir sonné et tambouriné à
la porte d'entrée, Bernadette Amorelle, quatre-vingt-deux ans et une combativité de jeune fille au mieux de sa forme, débarque sans autre cérémonie, par la petite porte accessoire percée dans la muraille. Sûre et certaine de tomber sur un domestique, elle prie le jardinier qu'elle croise en premier d'aller prévenir le commissaire
Maigret qu'elle veut à tous prix lui parler. Plus tard, elle grondera Mme
Maigret, qu'elle prend un temps pour la domestique à demeure, de leur apporter du café. Malgré tout,
Maigret s'amuse.
Mais pas pour longtemps. Entraîné par Mme Amorelle dans une aventure où il ne peut évidemment intervenir qu'à titre privé, il se retrouve nez à nez avec un ancien condisciple, Ernest Malik, jadis surnommé "le Percepteur" en raison de la profession de son père, et que les hasards de l'existence ont mené à devenir l'un des gendres de Mme Amorelle. C'est lui qui a épousé Laurence, la fille aînée des Amorelle. Un peu plus tard, il faisait venir son frère Charles de province et organisait ses fiançailles avec Aimée, la fille cadette. Longtemps, tant qu'il a fait illusion à sa belle-mère, il a mené toute la famille comme il l'entendait. Mais les années ont accompli leur travail de sape, bien des fissures se sont ouvertes ici et là et la découverte dans l'écluse du cadavre de Monita, la fille de Charles et d'Aimée, que Bernadette venait tout juste d'instituer sa légataire universelle, a décidé Mme Amorelle a prendre le taureau par les cornes.
La seule chose dont
Maigret soit sûr, c'est que la doyenne de la famille déteste les Malik, Charles peut-être encore plus qu'Ernest. Et ce n'est pas seulement dans les petits chemins d'Orsenne, petit village où toute la famille se répartit entre deux grands domaines, sans oublier celui de Campois, l'ancien associé du mari de Bernadette dans une affaire de remorqueurs et de sablières qui a ruiné dans le coin tout le petit monde des péniches à chevaux, que
Maigret tâtonne dans les ténèbres, risquant même, dès le premier soir, de se récolter une balle perdue. Toute l'histoire de cette famille bourgeoise, qui en impose tant, est trouble : pire, alors même qu'elle va, en cachette de ses gendres, demander de l'aide au commissaire pour la mort de sa petite-fille, qu'elle ne considère pas comme un décès normal, Bernadette Amorelle ne sait pas encore toute la vérité. Peut-être la flaire-t-elle, la pressent-elle mais ... Il faut dire que c'est si gros. Ici encore, on décèle le côté "roman populaire" de l'ex-Georges Sim mais
Georges Simenon est passé par là et tout s'enchaîne avec cohérence et facilité, sans que, un seul instant, le coeur au bord des lèvres, le lecteur ne soit tenté de déclarer la situation invraisemblable.
Peut-être
Maigret aurait-il laissé tomber l'affaire. Après tout, n'est-il pas à la retraite ? Mais il n'a jamais pu supporter Ernest Malik et la condescendance de parvenu avec lequel le traite
le fils du percepteur, mince, souple et toujours tiré à quatre épingles auprès de la silhouette massive, balourde et vaguement "golémienne" du commissaire, le pique au vif. Ernest Malik ne veut pas de sa présence ? Il lui assure, avec ironie, qu'il ne comprendra jamais et que, d'ailleurs, il n'y a rien à comprendre, sa nièce s'étant tout bonnement suicidée comme on est capable de le faire à quinze ans ? Très bien. C'est ce qu'on va voir. Et tout de suite.
Voilà
Maigret en piste, voilà
Maigret en chasse. Pour une fois - ça lui arrive, c'est normal, c'est humain - ce n'est pas seulement son instinct de la justice qui est en jeu : le lecteur comprend qu'il veut la peau d'Ernest Malik et qu'il l'aura. Légalement s'il le peut. Sinon ...
Maigret croit-il au Destin, à ce Destin tour à tour farceur et féroce, qui finit toujours par rattraper ceux à qui il semble laisser toutes les chances de lui échapper ? le Destin a quelque chose du comte Zaroff. Pour l'avoir maintes fois expérimentée Quai des Orfèvres,
Maigret connaît bien cette ombre qui se masque et se démasque comme elle l'entend, fait rouler des dés éternellement pipés mais parfois, sans que l'on puisse comprendre pourquoi, intervient dans leur course pour en bouleverser le résultat. le Destin va-t-il faire grâce à ce salaud intégral d'Ernest Malik - je ne vous révèle pas en le traitant de salaud : n'importe quel lecteur comprendrait la chose dès la première apparition du personnage - ou, au contraire, va-t-il l'exécuter de ses propres mains puisque,
Maigret en convient à regret, la Justice des hommes ne peut rien à son encontre ?
Pour le savoir, lisez "
Maigret Se Fâche" - et il a bien des raisons de le faire - roman certes bourré de soleil mais qui suinte en réalité à presque chaque page le glauque, l'impitoyable, le cynisme le plus cru. Heureusement, pour illuminer l'ensemble,
Simenon y a placé cette magistrale grande dame qu'est Bernardette Amorelle, personnage attachant même si un tantinet exaspérant, parce que, contrairement à ses gendres, contrairement à ses filles, contrairement à la Vie en son ensemble, elle a tant de panache ... Et le panache, tout bon lecteur le sait, ça a toujours fait craquer le Destin ... ;o)