Et si le nez de Cléopâtre avait été plus court ? Et si
Louis XVI n'avait pas été reconnu à Varenne ? Et si Napoléon avait gagné la bataille de Waterloo ? Et si François-Ferdinand n'avait pas été tué à Sarajevo ? Imaginer des passés non advenus nourrit l'imagination fertile des romanciers : c'est
Philip K. Dick (
Le Maître du haut château) ou
Robert Harris (
Fatherland) qui décrit le monde de l'après-Seconde guerre mondiale dominé par les nazis,
Philip Roth (
Le Complot contre l'Amérique) Lindbergh élu président des Etats-Unis,
Eric-Emmanuel Schmitt (
La Part de l'autre) Hitler admis à la faculté des
Beaux-arts et renonçant à une carrière politique. L'historien sérieux, voué à établir des faits, n'aurait pas de temps à perdre à ces distractions futiles.
D'ailleurs les « histoires alternatives » les plus populaires, forgées à partir d'un turning point souvent trompeur, ne résistent-elles pas à l'analyse historique rigoureuse. Si Gavrilo Princip n'avait pas assassiné le pince héritier, il est probable qu'un autre événement similaire aurait mis le feu aux poudres et provoqué la Première guerre mondiale. Si les colonnes de Grouchy avaient sauvé Napoléon, sa victoire aurait sans doute été de courte durée. Si
Louis XVI avait rallié Coblence, il n'est pas certain qu'il aurait réussi à constituer une armée contre-révolutionnaire et à reprendre le pouvoir à Paris. Quant au nez de Cléopâtre,on ne sait à la vérité rien de sa taille…
Le succès de l'histoire contrefactuelle est symptomatique d'une époque qui remet en cause la notion de progrès et semble engluer dans le présentisme. Autre tare originelle : la What if history a été plutôt l'apanage d'historiens « de droite » qui, à l'instar de
Niall Ferguson, ont entendu rétablir le rôle des grands hommes et du hasard tandis que les historiens « de gauche », pour lesquels l'histoire est la conséquence inéluctable d'évolutions économiques et sociales sur lesquelles la contingence n'a pas de prise, la considérait avec méfiance.
Pour autant la démarche contrefactuelle, utilisée avec modestie et prudence, peut entrer dans la boîte à outils de l'historien. Car les futurs non advenus ne sont pas seulement des chimères. Ils étaient, pour leurs contemporains, des potentialités qui, certes, ne se sont pas réalisées, mais qui ont eu leur influence sur le déroulement des événements. La démarche contrefactuelle nous prémunit également contre une vision linéaire de l'histoire. Elle révèle l'illusion de l'inéluctabilité de l'advenu. Elle nous permet, pour reprendre la belle expression des auteurs, de « défataliser l'histoire » (p. 348). La démarche contrefactuelle enfin est ludique comme le révèle son utilisation dans des jeux vidéos célèbres (Wolfenstein, Civilization) et les expériences pédagogiques relatées par les auteurs en fin d'ouvrage.
Quentin Deluermoz et
Pierre Singaravélou instruisent un procès en réhabilitation de l'histoire « avec des si ». Alors que la matière a acquis ces lettres de noblesse aux Etats-Unis et y compte déjà ses ouvrages de référence, leur ouvrage, d'une impressionnante érudition,fera date de ce côté de l'Atlantique.