Chaque être humain porte en lui un grain de folie.
Chacun est fréquemment ou occasionnellement traversé par des idées folles, d'horrible pensées.
Dieu merci, chez la plupart d'entre nous, celles-ci restent bien sagement enfouies et nous laissent vivre une vie "normale" ou au moins socialement acceptable.
Mais, pourquoi quelquefois le grain germe-t-il, pour grandir et s'épanouir jusqu'à envahir une personne ?
Quel concours de circonstances, quelle sorte d'événement vont pousser un être humain à franchir les barrières et commettre des actes inhumains ?
Voilà la question qui traverse ce livre.
Et cette question,
Leïla Slimani nous la jette à la figure d'une façon violente, crue, perverse... et magistrale.
Le ton est donné dès le début, elle n'y va pas par quatre chemins : "Le bébé est mort."
Suit une description ultra réaliste des crimes et de la scène de crime. En quelques lignes, le lecteur sait tout : la nounou a tué les deux enfants dont elle avait la charge, et ce, d'une façon terriblement violente, comme dans un accès de rage.
C'est terrible, ça vous prend aux tripes, ça vous donne presque physiquement la nausée.
Le premier chapitre est une horreur. En quelques phrases simples et efficaces,
Leïla Slimani nous plonge dans l'abomination la plus totale. Mieux que ne le feraient n'importe quelles images. Quand le poids des mots dépasse le choc des photos...
Mais alors : puisque l'on sait tout dès le début, qu'y a-t-il à lire après ? Qu'y a-t-il d'intéressant à découvrir, puisqu'apparemment il n'y a plus de suspense ?
C'est là qu'intervient la construction ingénieuse, à mon avis, du récit. Après l'horreur exposée, l'auteur nous plonge dans la normalité la plus banale.
Un retour en arrière dans lequel on apprend à connaître le couple formé par Paul et Myriam, leurs deux enfants et leur vie de famille relativement classique.
Le travail des parents, l'embauche de la nounou, la recherche d'un équilibre entre vie familiale et professionnelle : on est tellement immergé dans ce quotidien que l'on a soi-même connu ou que connaissent tant d'amis, de voisins, qu'on en oublie la fin de l'histoire.
Au passage,
Leïla Slimani nous livre quelques réflexions très justes sur la maternité, sur la place que prennent les enfants ("Ils me dévorent vivante." se dit parfois Myriam), sur les doutes et les interrogations que le fait de devenir parent fait naître : faut-il ou non reprendre son travail, est-ce rentable financièrement, doit-on culpabiliser ?
Tant de questions banales, courantes, traitées sans aucune mièvrerie mais avec une grande justesse.
Et cette banalité détourne l'attention du lecteur... c'est très habile.
Quand la fin revient, on n'en est que plus abasourdi, plus choqué.
Leïla Slimani a écrit là un roman phénoménal. Un texte dévastateur que je ne suis pas près d'oublier.
Je suis heureuse que mes enfants soient grands et que mon "petit dernier" ait déjà treize ans : je n'ai donc plus besoin de personne pour les garder. Je ne suis pas sûre que j'aurais supporté cette lecture dans le cas contraire.
Pour finir, je veux dénoncer une tromperie.
Cette chanson "douce" n'a, vous l'aurez compris, absolument rien de doux ! Quant au mot "nounou" qui est tout mignon, qui évoque la gentillesse et la douceur envers les enfants...
Eh oui,
Leïla Slimani se joue de son lecteur. Mais c'est tellement bien fait, que je lui pardonne.
Et mieux encore : je la remercie !
PS : le livre est sobrement dédicacé "À Émile". Alors, à mon tour, je dédicace cette modeste critique à mon Émile à moi... s'il passe par ici, il se reconnaîtra.