Roderick Random (1748) est un roman picaresque (faussement picaresque selon certains spécialistes) qui s'inscrit dans la lignée de Don Quichotte et, surtout, de
Gil Blas de Santillane (Smollett a traduit ces deux romans légendaires en anglais).
Dans sa préface, Smollett, qui ne supportait pas les invraisemblables romans de chevalerie des siècles précédents (« ce n'est qu'exploit du muscle, agitation, extravagance ! »), rend d'ailleurs un hommage appuyé à
Cervantès, qui « vint corriger le goût de l'humanité, grâce à un inimitable livre où il représentait plus adéquatement la chevalerie, ramenant du coup le roman à des desseins plus utiles et plus agréables en lui faisant peindre et représenter les comédies et folies de la vie quotidienne. »
Mais c'est sur
Gil Blas de Santillane, et la manière dont
Alain-René le Sage décrit « la friponnerie et les infirmités de la vie », qu'il modèlera son propre roman. Cependant, afin de ne pas « [empêcher] cette généreuse indignation qui doit soulever le lecteur contre la misérable et vicieuse économie du monde », il fera de Random un personnage moins léger et moins comique que
Gil Blas. Il faut dire que le jeune Smollett (il a 27 ans lorsqu'il écrit ce roman au vitriol) est un homme très en colère, façonné par l'exil et l'expérience de la guerre (il a participé au désastreux siège de Carthagène des Indes en 1741), un révolté qui ne supporte pas « l'égoïsme, l'envie, la méchanceté et l'abjecte indifférence des hommes » et c'est d'une plume souvent acerbe, sinon brutale (mais toujours follement amusante), qu'il dénonce la corruption, l'hypocrisie, la cupidité, l'injustice, l'incompétence (des militaires et des médecins), la violence des institutions, la tromperie ou le snobisme.
L'histoire de
Roderick Random est, pour reprendre les mots de l'éditeur, un véritable « déluge » : si les personnages ont assez peu d'épaisseur psychologique (ils ne sont guère définis que par un trait marquant de leur caractère), chaque chapitre ou presque est le récit d'une aventure ou d'une mésaventure différente. Jamais la machine ne s'arrête, jamais le rythme se s'essouffle. Les péripéties succèdent aux tribulations, les incidents et les coups de théâtre s'enchaînent sans interruption. le lecteur, au gré des hasards de la vie de Random le bien-nommé, est trimballé de ci et de là, de l'Écosse à Carthagène, de Londres à Dettingen, d'amours en trahisons, de taudis en bordels, de tavernes en duels, des navires de guerre du roi aux cellules de la Marshalsea, de coups durs en bonheurs... C'est un véritable feu d'artifice : « Une rouge ! » « Une bleue ! » « Une fontaine ! » « Une gerbe ! » « Une cascade ! » Une imagination folle est au pouvoir dans ce roman d'une densité et d'une vitalité extraordinaires.
Après avoir lu
L'expédition de Humphry Clinker et maintenant
Roderick Random, il ne fait guère de doute dans mon esprit que
Tobias Smollett, loin d'être l'écrivain de seconde zone que certains de ses contemporains l'ont bien légèrement accusé d'être, est l'égal – un égal flamboyant, qui plus est – des grands romanciers de son siècle.