« Nous sommes en 1854-1860, période extraordinairement féconde. C’est le 8 décembre 1854 que Pie IX — pape fort intéressant, dont le Syllabus fait mes délices car on croirait lire les Poésies de Lautréamont ; tout est nié sans exception, tout ce qui nous paraît naturel, progressiste, est nié, très farouchement — Pie IX, donc, le 8 décembre 1854, proclame le dogme de l’Immaculée Conception qui touche à la mise au monde de Marie par sa mère Anne. Anne est la mère de Marie, donc la grand-mère du Christ. Comme c’est curieux. Le mari d’Anne est en quelque sorte ignoré de la plupart des historiens qui n’ont jamais essayé d’en savoir davantage. Il s’appelle Joachim, c’est un saint, bien entendu, comme Joseph. La bulle par laquelle Pie IX, de façon tout à fait extravagante mais après une très longue incubation au cours des siècles, promulgue l’Immaculée Conception est un dogme - ça veut dire que vous êtes tenus d’y croire si vous prônez ce système de coordonnées. Vous n’êtes pas obligés, vous pouvez en prendre d’autres, mais à l’intérieur de la logique en question, vous êtes tenus de croire comme article de foi, à partir du 8 décembre 1854 et pas avant, à l’Immaculée Conception. Ce n’est pas un amendement, c’est un aménagement de quelque chose qui intéresse justement ceux qui se sont précipités vers le calcul, « du Panthéon — disiez-vous à l’instant, Jacques-Alain Miller, citant Lacan - dans le toboggan de la police ou de la préfecture ». Eh bien, cette bulle s’appelle d’un très beau nom en latin, c’est la bulle Ineffabilis. C’est ineffable, susceptible d’aucun discours, d’aucune verbalisation, d’aucune évaluation.
Nous sommes dans l’ineffable, et c’est beaucoup plus tard, un siècle après — nous enjambons les siècles hardiment, n’est-ce pas ? — en 1950 seulement, qu’un autre pape qui a très mauvaise réputation, Pie XII (très mauvaise réputation, ce pape très controversé, infernal ; mais peut-être est-il controversé surtout par ce qu’il a fait et que je vais dire, plus que par le reste), promulgue le dogme de l’Assomption. Ce n’est pas la même chose. Sa bulle à lui s’appelle - alors, encore mieux : Munificentissimus Deus, c’est-à-dire le Dieu munificent ; la munificence étant au-delà de tout ce que l’on peut imaginer comme générosité et, donc, inévaluable. Alors, d’un côté, c’est ineffable, et de l’autre, c’est munificent. L’Immaculée Conception, c’est que vous êtes tenus de croire que la Vierge Marie a été engendrée par sa mère Anne sans péché.
Qu’est-ce que cela veut dire l’Immaculée Conception ? Je prends le pari que toute souffrance, surtout dans le domaine psychique dont vous êtes les écouteurs et les interprètes, a quelque chose à voir avec la conception. La Conception sans péché, ça veut dire sans péché originel. Interruption du péché. Alors là, vous êtes obligés de rentrer dans des considérations historiques. Il y avait déjà une tradition de cette affaire mais pas dogmatique, ce n’était pas un article de foi, un point de suture, alors que le dogme est là pour suturer quelque chose. Vous aviez des Conceptionnistes, en effet, qui étaient des moniales de l’ordre contemplatif fondé à Tolède en 1484. Vous aviez aussi, par la suite, une congrégation hospitalière et enseignante des fils de l’Immaculée Conception fondée à Rome en 1857. Tout cela devrait intéresser passionnément la psychanalyse, bien entendu. Qu’est-ce que cette incubation de l’Immaculée Conception ? Eh bien, il se trouve que ce sont des peintres qui s’en sont beaucoup occupés. »
Léonard de Vinci se signale parmi tous les peintres italiens comme n’ayant jamais peint ni Crucifixion ni Pietà. Très singulier, il a fait ce tableau, et nous devons comprendre comment cela implique qu’on n’entre ni dans la Crucifixion ni dans la Pietà. Il s’agit, bien entendu, d’un défi porté à la Bible. On n’est plus dans l’intervention d’un Dieu qui prélèverait une côte sur un corps masculin pour en faire une femme. Il y a donc eu cette longue incubation du féminin, où du féminin engendre du féminin lequel engendre son principe causal, sans qu’on puisse jamais distinguer une pause par rétroaction entre le corps et l’esprit ou la chair et le verbe, comme vous voulez. Très significative est la position, dans ce tableau, de l’enfant Jésus qui est déposé et comme retenu par sa mère, assise elle-même sur les genoux de sa mère. Les regards sont à analyser de près. Anne regarde en surplomb, la mère a les yeux plus ouverts, et le garçon, car c’en est un assurément, tourne la tête de l’autre côté comme rétroactivement, comme s’il se tournait vers un passé qui ne finira pas d’être toujours présent. En même temps, comme vous le voyez je suppose, il saisit très fermement les oreilles de cet agneau qui se trouve là pas par hasard, l’agneau christique donc, et la jambe gauche — ceci est peu souligné parce qu’on s’attarde, et il ne s’agit pas de vautour, sur les pieds d’Anne et de Marie — de façon très symphonique, la jambe gauche enjambe. Ce garçon enjambe le dos de l’agneau qu’il est. Il s’enjambe.
Cette histoire a suinté à travers les siècles jusqu’à ce dogme, et on peut dire que le dogme a eu lieu au moment où, franchement, on avait atteint le comble de l’absurdité en le promulguant. C’est d’ailleurs Flaubert qui, dans une lettre, s’éblouit d’une telle initiative, « ça c’est vraiment très fort » dit-il, au moment même où ça semble ne plus avoir aucun sens. Dogme de l’Immaculée Conception.
« Péché — J’insiste : un pape, à la différence de toutes les autres religions, est tenu de croire en Dieu sous la forme d’une incarnation humaine historiquement située. La Vierge Marie s’en charge, dans une procréation spirituellement assistée. Mais cette Marie a elle-même une mère, Anne, qui a conçu sa fille "sans péché", c’est-à-dire en dehors du péché originel. C’est quoi, "le péché originel" ? La sexualité ? Mais non, le calcul. Le Diable est la négation du gratuit, l’appropriation indue, le profit. Ce n’est pas pour rien que le dogme de l’Immaculée Conception a été défini comme "ineffable", c’est-à-dire au-delà de toute expression et de toute évaluation. Si vous voulez en avoir une idée, allez au Louvre, et restez quelques instants devant le tableau de Léonard de Vinci, La Vierge, l’enfant Jésus et sainte Anne. Si, devant cette douceur bouleversante, vous ne devenez pas sur le champ catholique, je ne peux plus rien pour vous . »
Il se trouve qu 'avec Le Nouvel Âne, qu'il faut saluer, i'ai été conduit, figurez-vous, à Sainte Anne. Mon exposé s'appelle donc Le Saint-Áne.
« A quoi bon prendre la vie au sérieux, puisque de toute façon nous n’en sortirons pas vivants ? »
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Conversation autour de l'écriture en cours du prochain roman de Stéphane Zagdanski
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01:09:15 L'exemple de Sac d'Os
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