"L'homme, ce petit monde de folie..."
(
Goethe, "
Faust")
Merci à la masse critique d'avoir proposé, à côté des nouveautés, aussi cette réédition d'un classique de la littérature russe (1905), qui n'a décidément rien d'un "roman de petite envergure".
le nom de
Fiodor Sologoub m'était inconnu, et je découvre un roman drôle, burlesque, et surement l'un de plus "décadents" de l'époque pré-révolutionnaire. Et aussi terriblement "russe" - où ailleurs aurait-on l'idée de casser les pieds des verres à vodka, afin de ne plus pouvoir les reposer sur la table sans les avoir entièrement vidés ?
On est pourtant bien loin des démons de
Goethe ou d'Hoffmann, qui apparaissent dans un nuage de souffre pour satisfaire les ambitions folles des protagonistes. "
Un démon de petite envergure" est un
roman sur la médiocrité, et la progression de la folie de Peredonov est monstrueusement comique - on n'a aucune sympathie pour le personnage, et on ne peut suivre sa déchéance qu'avec une grimace de dégoût.
Il y a bien une "petite créature grise", qui se montre de plus en plus souvent au fur et à mesure que la raison de Peredonov vacille, mais elle n'est pas réelle... un démon de midi ?
Ardalion Borissytch Peredonov est professeur du collège dans une petite bourgade provinciale anonyme. Sa seule obsession est l'avancement social, qu'il croit mérité et inévitable. Il se croit irrésistible et spirituel; chaque femme désireuse de se marier avec lui. La réalité est tout différente - Peredonov est un mauvais professeur détesté de ses élèves, vantard, égoïste, prétentieux et sans scrupules.
Son entourage n'est guère mieux - dans les prétendues "amitiés" ne se cachent que calomnies, jalousies et suspicions.
Ainsi, quand sa Varvara utilise un subterfuge d'une fausse lettre d'une personne haut placée, qui promet à Peredonov une nomination au poste d'inspecteur, elle déclenche, à son insu, la lente descente de son mari dans la paranoïa et la folie.
Pourquoi cette nomination, dont tout le monde est déjà au courant, ne vient-elle toujours pas ?
Peredonov, déjà suffisamment "monstrueux", commence à voir le mal partout. Tout le monde, le chat y compris, veut le calomnier, dénoncer, anéantir. Tout est sombre - même les paysages sont le reflet de l'âme du professeur - il fait toujours moche dans le livre.
Sologoub est imbattable pour décrire la progression de la paranoïa - d'abord les gens, puis les chats et les moutons, la créature grise qui ricane...
La façon dont il parle de la terreur qui inspirent à Peredonov les cartes à jouer est inoubliable !
Un bal masqué se prépare dans la ville, et on sent qu'il va inévitablement se passer "quelque chose"; une sorte d'apothéose. C'est presque ça...
Mais Sologoub garde l'horreur ultime pour le dernier chapitre. le destin du professeur est alors définitivement scellé.
le roman a dû faire parler de lui à sa parution, mais plutôt à cause de l'histoire parallèle à celle de Peredonov - cette épisode de la jeune fille qui séduit un collégien. Etrangement, les sentiments "réels" de Ludmilla et Sacha, qui créent un scandale dans la société hypocrite, font plutôt penser à une bulle d'air frais, par rapport au reste du roman.
Au début, je pensais beaucoup à
Gogol et ses "Âmes mortes". Mais le personnage pathétique de Peredonov est difficilement comparable avec le calculateur Tchitchikov. Vers la fin, je pensais plutôt aux atmosphères un peu surréelles, créées par Vitold
Gombrowicz.
La vie provinciale est décrite avec beaucoup de mordant, mais Sologoub se moque plutôt des qualités humaines que de la société en général.
Sa ville est un peu irréelle - cela pourrait se passer n'importe où et n'importe quand.
En tout cas, une belle lecture... et un auteur à découvrir !