Ce recueil propose deux parents pauvres de l'oeuvre dramatique de
Tchekhov. La première, Ce Fou de
Platonov, semble être la première pièce écrite par l'écrivain alors qu'il n'avait vraisemblablement que dix-huit ans, vingt ans à tout casser. On n'en sait rien exactement car la pièce n'a jamais été ni publiée ni jouée du vivant de l'auteur.
Seul demeure un gros manuscrit, environ deux fois plus gros que la taille d'une pièce " ordinaire ". Lequel manuscrit est abondamment biffé, avec des scènes pour lesquelles il existe deux voire trois variantes. La vérité aussi, c'est que la pièce n'a pas de titre définitif. Voilà pourquoi l'on la trouve parfois traduite sous le simple titre,
Platonov, du nom du personnage principal. La seule indication de titre qu'y avait apposé
Anton Tchekhov était un néologisme qui signifiait en gros : L'Absence de Père.
La seconde pièce, le Sauvage, est également sous-considérée car elle n'est souvent perçue que comme un brouillon de ce qui allait devenir l'une des toutes meilleures pièces de l'auteur,
Oncle Vania. Elle aussi se fait appeler de bien des façons différentes selon les traductions. On voit parfois le Génie Des Bois ou encore
L'Homme Des Bois.
1)
CE FOU DE PLATONOV
Le personnage de
Platonov m'évoque un peu celui d'
Ivanov, notamment dans ses rapports aux femmes et un peu l'
Oncle Vania quant à son caractère volcanique. le trio constitué par la veuve du général, Anna Pétrovna, son beau-fils Sergueï et Sofia Iégorovna, l'épouse de ce dernier me rappelle tout à fait la trame de
la Mouette.
La situation même de la famille Voïnitsev, d'ancienne noblesse russe, rattrapée par son époque, incapable de gérer ses finances ni ses dépenses et qui se fait souffler son domaine par un " ami " de la famille, est le pivot de
la Cerisaie. Rappelons au passage, qu'il y a beaucoup d'éléments autobiographiques pour
Tchekhov, dans ce traumatisme de la vente du domaine familial à un spéculateur bourgeois proche de la famille.
Incroyable, n'est-ce pas ? je vous ai presque cité toutes les pièces de
Tchekhov comme étant déjà contenues en germe dans cette ébauche, — ventripotente ébauche — aux nombreuses facettes.
Même la structure en est un peu bancale, pas trop finie : deux énormes premiers actes, très typiques du théâtre d'
Anton Tchekhov, réunion de famille et d'amis dans une maison de campagne où chacun s'envoie en pleine face ce qu'il pense de vous ou de l'autre, plombant ainsi durablement l'ambiance.
Les deux autres actes sont beaucoup plus brefs, un peu déconnectés, où il s'est produit des mutations profondes chez les personnages dont on n'a pas trop eu le temps de percevoir l'ampleur ni la genèse.
Voici l'histoire : nous sommes chez les Voïnitsev, domaine d'un général décédé, qui échoit désormais à sa seconde épouse, la jeune et encore très belle Anna Pétrovna, dont beaucoup de sont pas insensibles aux charmes tant physiques qu'intellectuels.
La belle dame raffinée et instruite, en ce milieu campagnard et bas de plafond, s'ennuyant ferme dans la vie, est une situation inchangée par rapport à la quasi totalité des autres pièces de l'auteur. Son beau-fils Sergueï est plutôt un brave type, mais totalement incapable de fournir le moindre travail digne d'intérêt pour la communauté. C'est l'archétype de l'homme inutile à la société, pas idiot mais sans aucun talent particulier.
Sa femme, Sofia, est elle-aussi une très belle femme, et elle aussi aurait souhaité autre chose dans sa vie. Elle nous évoque inévitablement
les Trois Soeurs, regroupées sous une seule tête.
Autour de cette famille gravite une foule de pique-assiettes, voisins tous plus ou moins intéressés, soit par les charmes de la générale, soit par le domaine, soit les deux. le seul personnage qui tranche avec le voisinage est
Platonov, l'instituteur.
Platonov est cultivé, instruit, il a même suivi les cours de l'université ce qui n'était pas si fréquent au fin fond de cette campagne russe à la fin du XIXème siècle. de plus, il est charmant, il philosophe, il a une grande âme...
Il a une grande âme, mais sa langue est fourchue ! Il lâche de ses saloperies à tout le monde, sans se soucier le moins du monde de l'effet produit. Malgré cela, les dames sont toutes plus ou moins folles de lui, mais lui n'a d'yeux que pour sa petite épouse, la modeste Sacha, qui nous annonce sans erreur possible Sarah, la petite juive d'
Ivanov.
Platonov alterne les marques excessives d'amour vis-à-vis d'elle et les remarques où il ne cesse de la traiter de dinde. Mais il est fidèle et ne se soûle pas, ce n'est déjà pas si mal pour Sacha, non ?
Et s'il n'était pas si fidèle, ce glauquissime
Platonov ? Quel cataclysme cela créerait-il dans l'équilibre bien huilé que je viens de vous décrire ? Qu'en résulterait-il ? Quel virage sociétal est contenu dans les quatre actes de cette pièce ? C'est ce que je ne me permettrai pas de vous dévoiler.
2) LE SAUVAGE
La trame du Sauvage annonce en tous points celle d'
Oncle Vania. Dans le milieu rural mais aristocratique, plusieurs familles se côtoient. Les hommes et les femmes ont tous plus ou moins des désirs inassouvis et des frustrations diverses.
Sérébriakov est un ancien universitaire de peu d'envergure venu de mauvaise grâce se retirer à la campagne faute de pouvoir assumer financièrement le train de vie citadin. Sa jeune épouse Éléna semble bien trop belle et bien trop appétissante pour un tel homme. À tout le moins, c'est ce que pense Iégor Voïnitski, le frère de la première épouse de Sérébriakov.
Sofia, la fille de Sérébriakov issue de son premier mariage est elle convoitée par Jeltoukhine, un riche propriétaire terrien local mais qui n'arrive pas à se marier. Et enfin, Khrouchtchov, également propriétaire terrien et doublé d'un médecin est considéré comme " un sauvage ".
En effet, celui-ci ne jure que par les forêts et leur préservation. En somme, une ambiance toujours très tendue lors des déjeuners aux terrasses, et, malgré une volonté de paraître tous en bonne intelligence, les remarques cinglantes fusent à droite ou à gauche derrière les sourires pincés.
Mais le pompon, l'étincelle qui fait éclater cette pétaudière, c'est l'annonce inattendue de Sérébriakov de son intension de vendre le domaine où il vit, lequel domaine appartenait à sa première femme défunte et qui échoirait normalement à sa fille Sofia. C'est l'occasion pour Voïnitski, qui travaille dessus en rongeant son frein et fait tourner le domaine depuis des années de vider son sac face à Sérébriakov et de lui cracher à la figure, aux yeux de tous tout, ce qu'il pense de lui.
Khrouchtchov y va de sa petite contribution en signifiant que convertir un domaine rural en argent sonnant est un acte irresponsable, écologiquement parlant, qu'il convient d'être plus responsable pour les générations futures. Je vous épargne aussi les déboires amoureux de chacun envers chacun et leur lot de conjectures adultérines mais je pense que vous avez saisi l'atmosphère du tableau : celle d'un clash en bonne et due forme dont tout le monde ne sortira vraisemblablement pas indemne…
Pour conclure, deux bonnes pièces où, comme à son habitude,
Tchékhov fustige les faux semblants et le comportement général de la petite noblesse, mais pas forcément le top niveau de ce qu'a su créer l'auteur. Néanmoins très intéressantes l'une et l'autre pour celles et ceux qui sont désireux(ses) de comprendre le processus ontologique de la création dramaturgique chez auteur majeur du tournant du XIXème siècle. Mais ce n'est bien évidemment qu'un fou d'avis, à bien des égards, trop sauvage, c'est-à-dire, pas grand-chose.