Lydia Tchoukovskaia etait une jeune femme de lettres tres prometteuse quand son mari, le physicien Matvei Bronstein, est arrete en 1937. Elle ne sait pourquoi, ne comprend pas pourquoi, et cherche a avoir de ses nouvelles. On lui dit qu'il a ete condamne a dix ans de travaux forces sans droit a recevoir de la correspondance, alors qu'en realite il a ete promptement asassassine. Autour d'elle les arrestations et les disparition se multiplient. C'est “la grande purge" Stalinienne. La premiere des grandes purges. Tchoukovskaia saisit vite la monstruosite de ces accusations en masse, de cet essai de baillonner le peuple, de cet auto-genocide, mais, elle aussi mise au ban de la societe comme proche d'un accuse, elle ne peut rien faire, elle ne peut rien dire, toute parole ou action se seraient retournees contre elle. Alors elle ecrit, en cachette, dans un cahier d'ecolier, une histoire romancee, le calvaire, non des victimes directes de la purge, mais de leurs proches, qui sont restes sans comprendre et ont subi le harcelement des autorites. L'histoire, le devenir d'une femme dont le fils, un jeune ingenieur doue, ancien komsomol exemplaire, est arrete, deporte, sans qu'elle ne puisse jamais savoir s'il est encore vivant ou a ete tue.
Le roman est significatif parce que l'heroine,
Sophia Petrovna, est une sovietique convaincue. Elle est fidele au systeme, qu'elle a toujours considere le plus juste au monde. Quand elle voit des arrestations autour d'elle, bien qu'elle soit surprise, elle se dit que les arretes devaient etre vraiment des saboteurs caches, des terroristes, et que c'est elle qui etait naïve. Quand son fils Kolia est apprehende elle sait qu'il n'est coupable de rien, qu'il est detenu sans raison, et elle est convaincue que c'est une erreur qui sera bientot eclaircie et qu'il sera libere. Elle fait la queue, avec des centaines d'autres femmes, des journees entieres, devant des administrations judiciaires et policieres, durant des mois, sans obtenir aucune information sur le sort de son fils. Elle ne veut, ne peut pas croire, a l'ignominie regnante. Elle ne comprend pas que les autres femmes autour d'elle sont meres, epouses, filles, de prisonniers politiques qui sont aussi innocents que son Kolia. Elle est incapable d'assumer que son cas n'est pas particulier mais endemique.
Mais bientot ses collegues, ses voisins, la regardent differemment: elle est la mere d'un reprouve. Bientot elle est licenciee. Seule et esseulee, face a une realite qui l'a depouillee et de celui qu'elle aimait et de ses convictions les plus profondes, face a un corps social qui la rejette, qui la refuse, qui lui refuse toute question et toute reponse, qui lui refuse la parole et l'existence, elle sombre dans un univers mental hallucine, miroir de sa desesperance.
Tchoukovskaia a ecrit, en cachette, un roman “vehement”. Elle savait bien qu'il n'etait pas publiable, pas en son pays, pas quand elle l'ecrivit. Des amis valeureux ont reussi a faire passer le cahier de main en main pendant de longues annees, meme pendant la grande guerre, meme pendant le siege de Leningrad, jusqu'a ce que le livre voie le jour, en France en 1965 et en URSS seulement dans les annees 80. Sa vehemence tient d'apres moi a la simplicite du style et surtout au fait qu'il est compose de deux parties aisement differenciables: la premiere expose la pacifique vie de
Sophia Petrovna, sa reussite au travail, son optimiste et sa ferme foi dans le Parti et l'Union Sovietique. La deuxieme, en contrepoint, sa lente descente aux enfers. Une descente imprevisible et surtout incomprehensible, pour elle comme pour tout bon citoyen sovietique.
Sa vehemence tient a ce qu'il a ete ecrit aux moments memes des purges, et qu'inspire de la vie, de l'experience de l'auteure, il tient autant du temoignage que de la fiction romanesque.
Sa vehemence, sa force, a ete peut-etre le mieux expliquees, beaucoup plus tard, par Tchoukovskaia elle-meme: “Les raisons pour lesquelles on a poursuivi et prive de travail dans notre patrie a des dizaines, centaines et milliers de personnes – mineurs, litterateurs, physiciens, instituteurs, ingenieurs, geologues, ouvriers – sont toujours, dans tous les cas, les memes: la parole.” Et encore: “La parole veritable est invincible, et si elle est vaincue ce n'est que pour peu de temps.”
Tchoukovskaia savait ce qu'elle disait: elle a ecrit un livre ou son heroine est rompue par un systeme infame, vaincue. Mais le livre est passe a la posterite. Son heroine est devenue immortelle et sa parole s'est averee, a la longue, invincible. Elle aurait pu reciter fierement, comme siens, les vers du celebre “Invictus” de
William Ernest Henley:
[…]
Beyond this place of wrath and tears
Looms but the Horror of the shade,
And yet the menace of the years
Finds, and shall find, me unafraid.
It matters not how strait the gate,
How charged with punishments the scroll,
I am the master of my fate:
I am the captain of my soul.