Salle 104 au collège Popeck. Aujourd'hui, c'est restitution de copies.
Monsieur Chabance, toujours avec son velours côtelé, ce jour-là vert olive, circule posément entre les rangs pour rendre les devoirs. L'ambiance est lourde, parce qu'on sait tous qu'on s'est viandés ; forcément c'est tombé sur le seul sujet sur lequel on a fait l'impasse.
- Monsieur Junet ?
On sait tous que lorsqu'il appelle quelqu'un par son nom de famille, ça pue. Etienne n'en mène pas large.
- J'suis là, M'sieur.
Chabance fait un sourire, ses yeux se plissent derrière ses lunettes arrondies.
- Quatorze. Vous faites d'excellents progrès. Continuez.
Etienne respire. Il n'a jamais plus de 8, la faute à sa dyslexie que les profs ont toujours prise pour de la paresse. Chabance, lui, essaie d'en tenir compte, mais il ne peut tout de même pas décemment mettre 16 à un devoir avec une faute tous les deux mots. Alors, aujourd'hui, il est très fier.
- T'as eu quatorze ?! Fais montrer !
Le sourire de Chabance s'évanouit brusquement, et laisse place à un rictus désemparé. L'origine de cet émoi, c'est Baptiste, le jumeau d'Etienne qui, lui, a eu la chance à la naissance de ne pas être la bête noire des profs de lettres.
- Ai-je bien entendu ? « Fais… montrer » ?
La voix du père Chabance est soudain menaçante. Il s'avance vers Baptiste armé d'un Bon Usage qui ne quitte jamais son bureau.
- Tu veux que je te le fasse bouffer, ce Grévisse ?
Chabance a osé le tutoiement. C'est pire que le nom de famille ; là, Baptiste est condamné à subir le supplice du pal, voire pire.
- Bah, je veux juste voir la note à Etienne, histoire d'être sûr, quoi.
- Et tu lui demandes de te… faire montrer ?
- Bah, on dit pas ça ?
Chabance ôte ses lunettes. C'est pire que quand il t'appelle par ton nom de famille et qu'il te tutoie. C'est plus le supplice du pal, c'est la colère de Chabance.
- Bon, mise en situation. Supposons que je me promène avec une ravissante créature le long d'un chemin de campagne, lorsque soudain je rencontre le cadavre décomposé d'un, mettons, blaireau.
Fier de ma trouvaille, je pourrais dire à la belle ‘‘Je vais te montrer la charogne que j'ai trouvée'' - trouvée avec un e à la fin, ne soyons pas oublieux de notre belle orthographe -, ou bien ‘'Je vais te faire voir la charogne que j'ai trouvée''. Mais certainement pas ‘'Je vais te faire montrer la charogne que j'ai trouvée''. Cela n'a aucun sens. La belle me larguerait sur le champ, et pour tout vous dire, je me larguerais moi-même sur le champ, de honte et de déshonneur d'avoir commis horreur pareille.
Finalement, Chabance remet ses lunettes. Il est plus apaisé.
- Sinon, vous pouvez être plus dans la poésie, et dire à l'oreille de votre amour ‘'Rappelez-vous l'objet que nous vîmes, mon âme, / Ce beau matin d'été si doux / Au détour d'un sentier, une charogne infâme / Sur un lit semé de cailloux…'' C'est autrement plus beau.
- C'est dégueulasse, Monsieur.
- C'est
Baudelaire.
Chabance était un amoureux inconditionnel de
Baudelaire – entre autres poètes maudits. le genre de prof à réussir une leçon de grammaire en citant comme exemple un poème où la chère et tendre devient chair plus tellement tendre.
- Mais il était complètement détraqué, ton prof, s'indigne Caillou à qui j'ai raconté l'anecdote chabancesque.
- N'empêche que plus personne n'a fait l'erreur de dire « faire montrer ».
- Mais tu aimerais, toi, que ton bonhomme te compare à un blaireau décomposé ?
- C'est mignon, un blaireau.
- T'es immonde, Galette. de toute façon, moi, j'aime pas
Baudelaire. C'est un con.
- Tu dis ça parce que tu t'es tapé 8 au bac de français avec la dissert sur
Baudelaire.
- Y'a de ça, ouais…
Ainsi donc,
Baudelaire, pauvre
Baudelaire, sera un type décrié toute sa vie et sa mort. Haï des élèves, vilipendé par les papa-la-morale… Seuls quelques émules, comme Chabance, l'apprécient assez pour déclamer ses vers.
Quelques émules seulement ? Et
Jean Teulé, alors ?
Sacré Jean. Jean qui a eu la mauvaise idée en octobre dernier de manger des boulettes de viande pas fraîches, au point d'en faire une intoxication et d'en mourir.
Quelle mort con. Cela dit, ça me permet de faire un instant prévention.
Instant prévention : Si vous allez à la Tourelle à Saint-Mandé, restaurant qui ne parlera qu'aux initiés, mais j'pense pas qu'ils soient nombreux parmi mon lectorat, évitez la mayonnaise, elle est pas fraîche non plus. Inutile d'aimer
Teulé au point de l'imiter dans sa mort, n'allez pas me faire un syndrome du Jeune Werther, après vous ne serez plus là pour lire mes critiques et mes stats vont baisser (déjà qu'elles sont pas bien hautes, vu comment je m'absente…)
Où en étais-je ? Ah, oui, Jean. Jean, donc.
Jean aime bien les gens un peu cyniques et les histoires glauques. Personnellement, je l'avais découvert avec l'excellent
Mangez-le si vous voulez (vraiment excellent, peut-être qu'un jour j'écrirai là-dessus), récit assez trash d'un quiproquo qui finit par un barbecue cannibale.
De fait, si Jean apprécie fouiller dans les archives de petites mairies périgourdines pour avoir les détails croustillants (c'est le cas de le dire) d'une histoire de lynchage sous le Second En Pire, tu te doutes bien que faire de même avec un poète du genre à déclarer sa flamme par le biais d'une charogne, ça le botte.
Et c'est ainsi qu'on découvre ce joli ouvrage, au titre qui perso m'avait pas convaincue de prime abord, mais qui recelait pourtant d'une folle histoire : celle d'un poète timbré à la vie aussi misérable que romanesque.
Charles naît en 1821, sa maman est super jeune par rapport à son daron qui est super vieux.
Très tôt, Charles s'excite le burnous en sentant les cheveux de sa mère (tant que c'est que les cheveux…), et, comme un certain Marcel, il attend très tard le bisou du soir, sans quoi il a peur du monstre sous le lit.
Or, la caractéristique des vieux, c'est que ça meurt. Donc,
Baudelaire père succombe, et Maman se retrouve sur le marché.
Comme feu son bonhomme de mari était imberbe facialement parlant, elle décide de se mettre avec un officier, parce qu'ils ont tous des moustaches. Enfin, c'est pas ce qui est dit, mais moi j'en suis sûre. Sinon ça aurait été du gâchis.
L'heureux élu, c'est le père Aupick, belle gueule (belles moustaches), belle prestance (belles moustaches) bref, mariage dans la foulée. Et Charles perd l'exclusivité de sa maman.
S'ensuit une relation beau-père/beau-fils pas très fusionnelle, tant et si bien que Papa Aupick envoie Charlie respirer le bon air marin sur un bateau pendant un an.
Finalement, Charles se fait la malle.
Un des premiers actes de franche rébellion, qui va être la caractéristique de toute son existence. Rébellion contre la morale, contre les codes, contre les moeurs.
Charles se fait poète, chante l'amour des putes et des bordels, n'admire rien que les beaux seins et les potits chats tout mignons.
Il aime Jeanne, aussi, la Vénus noire même si personnellement je la trouve pas si noire que ça (par contre, elle a une de ces chevelures…)
Il aime l'opium, aussi. Surtout depuis que Jeanne lui a refilé la chtouille. Dont il mourra en 1867 dans les bras de sa moman désormais veuve de son moustachu (la pauvre.)
Et puis voilà. T'as résumé l'existence de Charles, même si le bouquin est bien plus passionnant que le modeste résumé que je t'en fais. Evidemment.
Alors voilà. Dans ce bel ouvrage que j'ai vachement bien noté (c'est pas courant),
Jean Teulé raconte donc les aventures pathétiques d'un misérable qui, pourtant, est passé à la postérité.
Car il y a ça aussi, qui est ironique. Si je te dis
Jean-Pons-Guillaume Viennet, est-ce que ça te dit un truc ?
- Bien sûr, Galette, c'est un poète s'illustrant particulièrement dans les fables morales. C'est toi qui es inculte.
Je sais que tu charries, t'es allé voir sur Wikipédia.
Sans blague, si aujourd'hui,
Jean-Pons-Guillaume Viennet est un nom oublié (en même temps, quand tu t'appelles
Jean-Pons…) au temps jadis, c'était un Académicien-avec-un-grand-A, donc le
Pierre Niney de l'époque, qui regardait de haut les petites fleurs du mal de ce dépravé de
Baudelaire.
Pourtant, le dépravé a depuis croisé dans l'escalier
Jean-Pons, l'un montant à la postérité, l'autre descendant aux oubliettes.
Et de fait, quand il faisait une leçon de grammaire, Chabance citait
Baudelaire, pas
Jean-Pons.
Comme quoi, y a qu'à mourir pour être aimé.
Je vous laisse, je m'en vais prendre des boulettes de viande à la mayonnaise.