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EAN : 9782882501974
256 pages
Noir sur blanc (06/09/2007)
3.7/5   45 notes
Résumé :
Ida, Parka, Maya. Une femme mûre, une très vieille femme et une jeune mère, la femme d'aujourd'hui, affrontent chacune à sa manière le monstre du Temps. Elles sont la grand-mère, l'arrière-grand-mère et la mère d'un même petit garçon, mais la famille s'efface dans l'instant de pure solitude qui les confronte à la mort. Trois récits composent ce beau roman, où le mythe des trois Parques trouve un écho subtil. Après un accident de voiture, Ida marche dans la nuit jusq... >Voir plus
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Critiques, Analyses et Avis (17) Voir plus Ajouter une critique
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Récits ultimes de Olga Tokarczuk

Mon histoire avec Olga Tokarczuk a connu des hauts et des bas. Tout a commencé par une rencontre ratée.

En mars 2011, j'ai lu Les Pérégrins et j'écrivais dans une critique rédigée à l'époque :

« J'ai enfin fini les Pérégrins de Olga Okarczuk. Quel soulagement, je comptais les pages restantes….

Je vais être de très mauvaise foi mais même sa première phrase est plate : « J'ai cinq ou six ans »

Pour un roman sur le voyage (ou plutôt sur les gens qui voyagent) je ne peux pas dire qu'il m'ait vraiment transporté (dans le sens de ravie)… J'ai failli laisser tomber au bout de 50 pages.

Ce roman est une suite de personnages différents ayant en commun le fait qu'ils voyagent, et l'intérêt, plus ou moins prononcé, pour la plastination (technique d'embaumement du corps humain / animal). Certains de ces personnages apparaissent, disparaissent, on ne sait pas trop pourquoi. Cela peut être des voyages temporels (retour historique) et géographiques.

J'ai aimé cette Polonaise immigrée aux antipodes, par contre les autres m'ont souvent laissé indifférent. C'est poussif. J'y ai retrouvé l'idée de l'Homme qui parle de Llosa dans cette secte russe qui doit voyager pour ne pas se laisser emporter par l'adversité. Mais franchement cela n'a pas l'intérêt d'un Llosa.

Mme Olga Okarczuk, je ne vous relirai pas. »

En 2019, avec ma mémoire de poisson rouge, je ne me souviens pas avoir déjà lu Olga Tokarczuk. On m'offre à Noël son livre : « sous les ossements des morts ». Ce roman deviendra mon coup de coeur de 2020. Il faut signaler que ce roman est très différent des Pérégrins. Une sorte de roman policier, une sorte de traité philosophique, écologique, un ouvrage vraiment en dehors des sentiers battus. Un style superbe. Bref en 10 ans je passe de « Beurk » à j'adore…

Cette année, je réitère mes lectures de Mme Tokarczuk. Cette fois je lis « Récits ultimes ». Un roman en trois parties. Une histoire de femmes à travers 3 générations.

Dans le premier récit, c'est l'hiver en Pologne. Ida est sur la route pour revoir la maison de ses parents décédés. Elle a un accident et se retrouve hébergée dans une vieille maison avec un couple de personnes âgées. Ces personnes âgées abritent / accueillent des animaux qui vont mourir. Ida est hypocondriaque. Elle appréhende la mort. Durant ce séjour forcé, elle va se remémorer ses parents et son couple. La description de son accouchement dans la Pologne communiste, m'a rappelé le récit d'une de mes ex-collègues. La chute de cette partie est… intrigante.

Dans le second récit, on découvre Parka (diminutif de Paraskewia). Parka est vieille. Elle vit en Pologne mais est née en Ukraine. Elle a épousé un Polonais dans l'Ukraine d'avant la guerre. Envahi par les russes et les Allemands, elle va devoir fuir avec ce mari, Pétro, le père de Ida. Parka a eu une vie difficile, faite de malheurs, de fuites, de renoncements. Mais étrangement cette partie est sans doute la plus« allègre » des trois. Car si Parka raconte ses souvenirs, et dieu qu'ils sont tristes ses souvenirs, elle le fait de façon truculente. Et cette femme qui est morte lorsque les deux autres récits sont écrits, est la plus vivante des trois. Et la fin de cette partie est… exclamative.

Dans le dernier récit, Maya, fille unique d'Ida et unique petite fille de Parka est en voyage avec son fils en Malaisie. Elle rédige des guides de voyage. Elle sort d'une mésaventure amoureuse dont on ne sait que peu de choses. La plus grande partie de ce récit se passe dans une île sans doute pas aussi paradisiaque que les photos peuvent le laisser penser. Maya et son fils de onze ans vont côtoyer différents clients de cet hôtel. Il semble que le nom de ce fils ne soit jamais mentionné. Un magicien, en fin de vie, va fasciner le fils de Maya mais cela n'est pas du gout de sa mère. Cette partie, comme les trois autres, termine par un mort… et comme dans les trois autres partie, cette mort est libératrice.

Plus que l'histoire ou les histoires, c'est le style qui m'a emporté. Quelle splendide écriture. Madame Tokarczuk, dix ans après, je vous lirai et relirai avec un grand plaisir. J'espère que notre histoire commune, dont vous n'aurez jamais connaissance, se poursuivra longtemps.

Pour vous donner un aperçu de ce style, voici deux extraits. le second est à la fois drôle et déchirant.

« Nous devrions créer des associations qui assisteraient les mourants et aussi fonder des écoles pour apprendre à mourir, pour éviter, ne serait-ce qu'une dernière fois dans la vie, de commettre des erreurs irréparables. Il devrait y avoir des travaux pratiques avec démonstrations. En cours de gym, par exemple, on devrait apprendre à s'exercer à mourir ; comment s'enfoncer tout doucement dans les ténèbres, comment perdre connaissance et comment garder un maintient irréprochable dans le cercueil. On ne manquerait pas de volontaires pour mourir en direct devant l'objectif d'une caméra, histoire de tourner des films éducatifs sur la question. Cette formation devrait aussi aborder le problème de la mort sous un angle ethnographique et historique afin qu'on sache comment elle était perçue dans les temps anciens, quelle idée on s'en faisait alors, pourquoi elle était représentée tantôt sous les traits d'une femme, tantôt sous ceux d'un homme et surtout – question essentielle, où l'on va après la mort, si tant est que l'on aille quelque part. de même que l'on passe un examen de biologie au baccalauréat, de même on devrait en passer un en thanatologie, assorti de tests pour valider chaque semestre et de notes sur le certificat de fin d'études. » P63 et 64.

« Il y a une chose qui me tarabuste depuis longtemps : comment se fait il qu'on puisse voir une chose tout à fait différemment que les autres ne la voient ? Pourquoi le regard que nous portons sur les choses et les faits différent selon la personne qui les regarde ? Comme si chacun regardait le monde à travers un filtre. Comment alors se mettre d'accord à propos du passé ? Et même si l'on décidait de laisser de coté le passé, le jugeant trop compliqué, trop embrouillé, histoire d'adopté une seule et unique version des faits, commune à tous, cela ne résoudrait pas pour autant le problème du présent. Lui aussi est soumis à la loi du filtrage. On a beau regarder la même chose, chacun y voit autre chose. C'est en lisant les journaux du lendemain qu'on apprend ce que l'on a réellement vécu la veille. Pour nous, c'est après coup que des gens savants nous ont expliqué dans leurs gros bouquins pourquoi nous avions dû plier bagage et vivre ces adieux déchirants. Nous, à l'époque, on l'ignorait. Les journaux et la télévision qui détiennent le privilège de régir l'ordre du monde se substituent à nous et fixent le sens de chacun de nos faits et gestes, de chacune de nos décisions. » p171
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Olga la douce exploratrice des abymes de l'âme s'en vient ici nous en dépeindre trois: celle d'Ida la mère, qui à la faveur d'un petit accident sur la route de sa vie contemple sa décrépitude à venir dans l'oeil d'animaux malades; celle de Parka la mère, étendue comme une ancre sur sa couche aux côtés de son mari décédé, qui rembobine le film de sa vie; Maya la petite-fille, suspendue sous le soleil mordant de Malaisie entre deux escales de sa vie sans ancrage.

De ces trois récits, très voire trop indépendants es uns des autres, c'est de loin celui relatif à Parka qui m'a embarquée et dans lequel j'ai retrouvé ce ton et cet univers si particulier de cet auteur que j'adore : cette femme tirant sa force de sa vieillesse et dessinant dans la neige un "Petro est mort!" à destination des imbéciles du village d'en bas, outre qu'elle rappelle le personnage puissant de Sur les ossements des morts, contient tout le charme un peu magique de l'auteur et parle de la femme dans ce qu'elle a de plus authentique.

Pas mon préféré d'Olga Tokarczuk, mais l'occasion tout de même de belles plongées dans l'intimité profonde de trois femmes.
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Cette oeuvre est composée de trois récits, chacun d'eux centré sur une femme : la mère, la grand-mère, la fille.
La première, à la suite d'un accident de voiture, est hébergée chez un vieux couple qui recueille des animaux en fin de vie.
La deuxième est isolée dans sa maison de montagne en compagnie du cadavre de son mari.
La troisième séjourne sur une île malaise en compagnie de son fils de 11 ans. Cette dernière histoire est très différente des deux autres : au lieu de se pencher comme sa mère et sa grand-mère sur sa vie, sur ses souvenirs, Maya évite d'y penser en se concentrant sur la description des hôtes de l'hôtel.
Pourquoi ces trois récits sont-ils "ultimes" ? Parce que tous traitent de la mort.
250 pages de réflexion sur la mort, ça pourrait être... pas trop folichon.
Mais réfléchir sur la mort, c'est réfléchir également à la transmission, la transmission familiale en premier lieu, au travers des drames et des naissances, au travers des guerres et de l'Histoire.
Et ça, elle le fait magnifiquement, Olga Tokarczuk, avec son écriture poétique et ses chutes énigmatiques, avec profondeur et subtilité. Elle fait exactement le contraire de ce touriste visitant un musée, qu'elle décrit comme "un rustre friqué sillonnant le monde en autocar, qui ne regarde pas ce qu'il faudrait regarder et qui se contente de ce qui est moins important, à savoir, l'aspect extérieur des choses, leur forme, bref, tout ce qui n'est qu'apparence."
Traduit par Grazyna Erhard.
Challenge Nobel
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Troisième titre de Olga Tokarczuk, « Récits Ultimes » traduit par Grazyna Erhard (2007, Noir sur Blanc, 254 p.) et trois récits successifs de trois femmes. Ida qui vient d'avoir un accident de voiture, Paraskewia, dite Parka, sa mère, Ukrainienne exilée en Pologne, et Maya la petite fille, qui est en Malaise avec son fils de onze ans. Donc trois chapitres « Blanche contrée », « Paraskewia. La Parque » et « L'illusionniste ». le second titre du second chapitre indique bien qu'il s'agit d'une reprise des Parques. Ces trois-là sont évidemment Clotho, Lachésis et Atropos, celle qui file, celle qui tire au sort, et celle qui coupe.
« Blanche contrée » c'est la description d'une campagne et d'une route enneigées, avec des virages. L'un d'entre eux est fatal à la petite auto de Ida, « une petite Honda métallisée ». La route est celle de Klodzko, et elle vient de dépasser un carrefour qui indique les villages de Bardo et Bozkow. On peut donc situer sur une carte l'endroit réel de l'accident. On retrouve la ville de Klodzko dans « Sur les ossements des morts » (2012, Noir sur Blanc, 302 p.), près de la frontière tchèque, à 100 km au sud de Wroclaw. Par chance, elle n'est pas loin d'un village où elle se fait recueillir par un couple de personnes âgées, et deux chiens. Elle va y rester quelques jours, peu à même de récupérer de son accident, bien qu'elle n'ait pas eu de lésion sérieuse. Ida, 54 ans, guide pour les touristes de Varsovie. Les souvenirs reviennent, « elle se voit telle qu'elle était à l'âge de treize ans, dans sa robe de cretonne avec des coquelicots, robe qui, une fois usée jusqu'à la corde, a servi à sa mère à faire des chiffons ». On le voit le souvenir, à priori heureux, devient très vite matière à nostalgie et tristesse. Puis vient le souvenir du mari, Nikolin, « de son mariage avec Nikolin, chaotique du début jusqu'à la fin ». Nikolin, c'est son nom de famille. « Autrefois, cela sonnait –sympa, familier. Autrefois, c'est-à-dire à l'époque où ils étaient jeunes ». Encore un quasi raté. « Cela faisait vingt ans déjà qu'il aurait dû écrire sa thèse de doctorat. Au bout du compte, il s'est retrouvé petit prof d'histoire dans un lycée ». Puis « la même année, elle a perdu ses deux parents ». Et il y a eu cependant sa fille Maya, que l'on verra dans « L'illusionniste »
La vie qui passe, et dont on déroule l'histoire au fur et à mesure. C'est bien le rôle de Clotho de filer le cours de la vie. Retour sur soi, retour sur les lieux de l'accident, où Ida retrouve sa voiture dans le fossé, « qui grimpe toujours à l'assaut de l'arbre ». Clap de fin pour Ida. Entre temps le vieux chien de Olga et Stéphane est mort.

« Paraskewia, La Parque » qui tout d'abord « déménage le lit sur la véranda ». Cela lui prendra deux jours. Là encore, il neige ou il va neiger. « Nous sommes bloqués par la neige presque tous les ans ». Elle dit nous, mais en fait elle est toute seule. Son mari, Petro, vient de mourir. « J'ai toujours su qu'il partirait le premier ». le lecteur, lui, sait déjà, par la première nouvelle, que les deux parents sont morts la même année. « On est mardi, et c'est déjà la troisième fois que j'allume le cierge béni sous la véranda ». Les chapitres donnent le rythme. Ils sont d'ailleurs indiqués par une lettre en capitale. A lire rapidement, on découvre « PETRO EST MORT ». Cela donne le ton à la nouvelle. C'est la Parque (Parka) qui choisit ses proies.
Elle est Ukrainienne, Petro était Polonais. La guerre passe, modifiant les hommes et les pays. «La frontière a changé de place, elle s'est retrouvée complètement ailleurs. Il s'est alors révélé que nous n'étions pas du bon côté». Avec son Petro, ou Pyotr, selon le pays ou la langue, ou la religion catholique ou orthodoxe, elle commence une vie presque différente. « Sept mois plus tard, Léokadia –ma chère petite Lalka- est née ». Elle mourra plus tard, « dans le train, au cours de cet interminable périple en plein hiver […] il a fallu l'enterrer dans ce foutu patelin de Kluczbork». Puis il y a eu la guerre. Occupation des russes d'abord, puis des ukrainiens, et enfin des allemands. Retour au village, et au cimetière, avec ses quatorze saints qui le protègent. Eustache, Christophe, Gilles et sa biche apprivoisée, Cyr, patron de ophtalmologistes et Marguerite d'Antioche, Barbe et Catherine, Blaise et Pantaléon pour les personnes atteintes de maladies pulmonaires, Denis et Erasme « qui porte ses intestins enroulés autour d'un treuil », et enfin Georges et Sébastien. Mais Petro est bien mort, même si il s'en est moqué : « La mort a environ soixante centimètres de large et elle est faite en contreplaqué » ou encore « La mort se tricote au point jersey double ». Et pour finir « c'est comme ça que Petro a construit la véranda où il repose maintenant ». Long monologue de Paraskewia qui déroule ainsi le fil de sa vie.

« L'illusionniste », le chapitre de la fille, Maya, et de son fils d'une dizaine d'années. Ils sont en Malaisie, attendant « un groupe de plongeurs venus de Singapour ». Maya, femme « transparente » ou secrète, écrit des guides de voyage « Dans les endroits comme cet îlot, les voyageurs finissent à la longue par se ressembler. Les globe-trotters invétérés, les bourlingueurs et les paumés de tous bords se démarquent des autres pour n'avoir jamais dit oui à aucun endroit de la planète, pour ne s'être jamais laissé piéger ». Des touristes, de passage. Rien d'autre. « Ces gens-là sont juste des voyageurs occasionnels qui se déplacent en ligne droite d'un point à l'autre. Ils se cramponnent à la terre ferme, et le temps d'une escale, ils s'approprient une parcelle de territoire qu'ils s'empressent d'aménager, même si cela se limite le plus souvent à fourguer leurs effets dans le placard de l'hôtel et à disposer les brosses à dents sur la tablette du lavabo. Leur voyage n'est qu'un semblant de voyage, puisque le but est fixé à l'avance : soit ils sont attirés par les choses, soit ils recherchent la compagnie des autres. Ils visitent ou ils rendent visite ». le fils n'est que peu intéressé par les touristes et la plongée.
Par contre il est fasciné par un homme déjà âgé, Kisz, qui doit lui enseigner des tours de magie. « Tu sais, le monsieur m'a promis de me montrer un tour de magie ». La fascination du fils est plus que trouble. Mais « voici la contrée pure, innocente, un lieu où les pensées, les hommes, les souvenirs n'existent pas. Un pays régi par des lois toutes simples, évidentes, qu'on n'a pas besoin de comprendre. Ici le temps est une vague ; il flue et reflue. Et les habitant de cette contrée vivent à l'abri de tout danger ». A la fin, c'est Kisz qui meurt.
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Trois femmes. Trois générations. Chacune se retrouvant confrontée à la mort, au temps qui passe. 

A partir de ce point de départ, somme toute classique, Olga Tokarczuk livre une nouvelle fois un récit très différent de ce que l'on pourrait attendre, mais dans lequel sa touche incomparable se retrouve. 

La grand-mère, Paraskewia, se retrouve coincée, en plein hiver, dans sa vieille maison isolée avec son mari qui vient de mourir. L'occasion pour elle de se remémorer son passé et son mariage avec Petro.

Ida, sa fille, vient d'avoir un accident de voiture. Elle se réfugie dans la maison d'un couple de retraités qui a pour occupation principale de recueillir de vieux animaux pour s'en occuper jusqu'à leur mort.

Enfin, Maya, la petite-fille est en voyage avec son fils en Malaisie, sur une île à l'étrange atmosphère…

Chacun de ces récits se lit de façon indépendante, je dirai même que chacun a son propre rythme mais tous sont liés par la mort et la déliquescence. 

Le récit central, celui d'Ida, est le plus « cartésien » des trois mais il n'échappe pas, comme les deux autres, à une touche d'onirisme, voir de fantastique. 

Ce court roman est plaisant à lire même si exigeant. Probablement pas celui que je recommanderai à quelqu'un souhaitant découvrir l'oeuvre d'Olga Tokarczuk. Mais pour ceux qui l'ont déjà lue, ce roman ne sortira pas des thèmes chères à l'autrice qui révèle, une fois encore, son talent de conteuse.
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Citations et extraits (13) Voir plus Ajouter une citation
Qu'y a-t-il de pire que ces tribus sédentaires, paresseuses, qui s'aventurent à quitter leur nid douillet à date fixe - le temps d'un voyage, enfin, un succédané de voyage - pour faire du tourisme ? Elles traînent partout avec eux leur maison enkystées dans leur corps et leur cerveau, une maison symbolique réduite aux dimensions de leurs bagages : ces trousses de toilettes avec ces crèmes indispensables, les cotons à démaquiller, les pilules, les suppositoires ; et puis, ces carnets pleins d'adresses et de numéros de téléphone, de chemins d'accès, de signes cabalistiques ; et aussi toutes ces cartes de crédit - ces ancres de plastique, innocentes et discrètes au premier coup d'œil, mais en réalité féroces et menaçantes. Déjà les montres avec leurs précisions atomiques avaient haché le temps en toutes petites séquences inhumaines, et maintenant - sous couvert d'un innocent outil bancaire -, c'était au tour des cartes de crédit de découper la vie en nouvelles rondelles et de convertir chaque instant en espèces sonnantes et trébuchantes. Il faut payer pour un abonnement qu'on n'arrive pas à résilier, payer pour se faire réveiller, payer aussi pour s'endormir, payer pour faire quelque chose et pour ne rien faire, pour mettre en place quelque chose et pour y renoncer, payer pour l'amour et pour la solitude. On est amené à acheter des billets pour assister au spectacle de sa propre vie. Le copyright a été vendu dès l'entrée en scène, mais il nous faut débourser de fortes sommes pour racheter les droits de chaque jour à vivre.
Ces gens-là sont juste des voyageurs occasionnels qui se déplacent en ligne droite d'un point à un autre. Ils se cramponnent à la terre ferme et, le temps d'une escale, ils s'approprient une parcelle de territoire qu'ils s'empressent d'aménager, même si cela se limite le plus souvent à fourguer leurs effets dans le placard de l'hôtel et à disposer les brosses à dents sur la tablette du lavabo. Leurs voyage n'est qu'un semblant de voyage, puisque le but est fixé à l'avance : soit ils sont attirés par les choses, soit ils recherchent la compagnie des autres. Ils visitent ou ils rendent visite.
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Dans les endroits comme cet îlot, les voyageurs finissent à la longue par se ressembler. Les globe-trotters invétérés, les bourlingueurs et les paumés de tous bords se démarquent des autres pour n'avoir jamais dit oui à aucun endroit de la planète, pour ne s'être jamais laissé piéger. Les maisons qu'ils ont quitté tombent dans l'oubli, elles sombrent provisoirement dans le néant. Leurs pays, dont les journaux d'ici ne parlent presque jamais et qui n'intéressent personne sous ces latitudes, perdent très vite de leur réalité. L'autre vie - celle qui était la leur avant de partir - cesse d'exister, leur donnant ainsi une illusion de liberté, d'autant qu'ils sont dorénavant anonymes, sans feu ni lieu, sans leurs petits rituels des levers matinaux, sans leurs jurons habituels, sans leurs sites internets favoris - innocents découvreurs de ces nouveaux lits, de ces placards où ranger les vêtements, de ces étagères où poser les cosmétiques dans la salle de bains. Qu'ajouter de plus pour définir les gens ? Ils deviennent, pourrait-on dire, des spécimens reproductibles, multipliables à l'infini. Moins on est structuré, défini et dépendant de quelque chose, plus on se fait des illusions sur les choix qu'on a à sa disposition, sur les multiples possibilités d'être soi-même, ainsi que sur les vertigineuses probabilités événementielles que nous réserve la vie.
C'est tout un art de savoir atteindre et de préserver cet état d'apesanteur, de rester impartial, de savoir nager entre deux eaux, telle une pièce anatomique en suspension dans un bocal de formol qui se laisse observer avec une souveraine indifférence, comme dans un songe. Etre plongé dans un songe : voilà à quoi servent les voyages.
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Lorsque, petite, elle prenait le train avec son père pour aller en ville chercher de la laine pour les kilims, elle s'asseyait à chaque fois près de la fenêtre. Tout le long du parcours, elle faisait semblant que sa vue était quelque chose de matériel comme, disons, un pinceau, un bras extensible capable de toucher toute chose qu'elle voyait et même d'y laisser une empreinte - une sorte de signe ou de sceau apposé dessus pour marquer d'une façon indélébile ce qu'elle venait de voir. Regarder de cette manière n'était pas un travail de tout repos, car pour avoir conscience de chaque détail, l'attention devait être tout le temps soutenue, tendue comme la corde d'un arc. De surcroît, il fallait valider chaque chose perçue par un mot, le plus court possible, mais aussi le plus percutant - il fallait dire oui à tout ce qu'elle voyait. Oui pour le poteau télégraphique, oui pour la barrière blanche du passage à niveau où deux voitures - oui, oui - attendent, oui pour la guérite du garde-barrière, oui pour sa casquette à pompon rouge, pour ce chien là-bas, pour l'arbre tout seul au milieu d'un champs, pour ce vieux pneu dans le fossé, oui à tout ça. Et il ne fallait pas tricher. Si l'on s'avisait d'interrompre cette procédure à l'improviste, le monde extérieur - tous ces paysages vus du train - risquait de se détraquer et de s'écrouler. Cette tâche requérait un sens aigu des responsabilités. Les autres passagers, évidemment, ne pouvaient se douter qu'une fillette, assise sagement près de la fenêtre, eût pour mission de maintenir l'ordre du monde. Ils croyaient benoîtement que l'ordre avait établi par Dieu et qu'il était là une bonne fois pour toutes et que, de ce fait, rien n'aurait su le chambouler. Jamais il ne leur serait venu à l'esprit que c'était à cette gamine qu'ils devaient leur tranquillité.
Elle travaillait durement au cours de chacun de ces trajets pendant que le train lançait le long des vallées enserrées par les montagnes, avant de déboucher dans une plaine déserte et monotone, plate comme le dos de la main - elle marquait de son sceau chaque arbre, chaque maison, chaque petit pont, aussi bien des ruines abandonnées que le Château d'Eau aperçu dans le lointain, jusqu'à la moindre touffe de roseaux, tout sans exception. Une fois le sceau apposé, elle faisait rentrer tout ça dans sa mémoire, égrenant le temps du monde à coups de détails - "oui, oui, oui", scandait-elle à mi-voix telle une horloge à balancier. Son père posait parfois des regards étonnés sur elle, mais il ne lui a jamais demandé pourquoi elle murmurait comme ça.
Arrivée en gare de Wroclaw, elle était contrainte de s'avouer vaincue et de déposer les armes, tant ce qu'elle avait devant les yeux foisonnait de détails. Ici, ses "oui" n'avaient aucune chance de l'emporter. "Oui", le monde était trop plein de détails. Après coup, lorsqu'elle essayait de se rappeler ce qu'elle avait vu là-bas, seule l'image des pigeons trottinant sur la verrière de la gare émergeait à la surface de sa mémoire.
Son travail d'adulte, son métier, consistait à regarder et à montrer aux autres. Et, bien entendu, à parler, car en parlant, on marque d'un sceau tout ce qu'on voit.
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Qu'y-a-t-il de pire que ces tribus sédentaires, paresseuses, qui s'aventurent à quitter leur nid douillet à dates fixes - le temps d'un voyage, enfin, un succédané de voyage - pour faire du tourisme ? Elles traînent partout avec eux leur maison enkystée dans leur corps et dans leur cerveau, une maison symboliquement réduite aux dimensions de leurs bagages : ces trousses de toilette avec crèmes indispensables, les cotons à démaquiller, les pilules, les suppositoires ; et puis, ces carnets pleins d'adresses et de numéros de téléphone, de chemins d'accès, de signes cabalistiques ; et aussi toutes ces cartes de crédit - ces ancres de plastique, innocentes et discrètes au premier coup d'oeil, mais en réalité, féroces et menaçantes. Déjà les montres avec leur précision atomique avent haché le temps en toutes petites séquences inhumaines et maintenant - sous couvert d'un innocent outil bancaire -, c'était au tour des cartes de crédit de découper la vie en nouvelles rondelles et de convertir chaque instant en espèces sonnantes et trébuchantes. Il faut payer pour un abonnement qu'on n'arrive pas à résilier, payer pour se faire réveiller, payer aussi pour s'endormir, payer pour faire quelque chose et pour ne rien faire, pour mettre en place quelque chose et pour y renoncer, payer pour l'amour et la solitude. On est amené à acheter des billets pour assister au spectacle de sa propre vie. Le copyright a été vendu dès l'entrée en scène, mais il nous faut encore débourser de fortes sommes pour racheter les droits de chaque jour à vivre.
Ces gens-là sont juste des voyageurs occasionnels qui se déplacent en ligne droite d"un point à l'autre. Ils se cramponnent à la terre ferme, et le temps d'une escale, ils s'approprient une parcelle de territoire qu'ils s'empressent d'aménager, même si cela se limite le plus souvent à fourguer leurs effets dans le placard de l'hôtel et à disposer les brosses à dents sur la tablette du lavabo. Leur voyage n'est qu'un semblant de voyage, puisque le but est fixé à l'avance : soit ils sont attirés par les choses, soit ils recherchent la compagnie des autres. Ils visitent ou ils rendent visite.
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Personnellement, je ne sens aucun changement en moi. J'ai toujours été comme je suis maintenant. Il ne faut pas céder à la navrante illusion que quelque chose nous transforme à notre corps défendant. On ne devrait pas se fier aux photographies qui nous font croire que le temps fractionne notre vie en rondelles et, de ce fait, macère nos âmes, qu'il nous dépouille de nous-mêmes, morceau par morceau. Moi, j'estime qu'arriver au bout du voyage nous permet, au contraire, d'avoir enfin tout en main, de se constituer une précieuse collection de moments choisis de notre vie. Il ne s'agit donc pas de se laisser dépouiller de quoi que ce soit mais, bien au contraire, de retrouver ce qui semblait avoir irrémédiablement perdu.
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Vidéo de Olga Tokarczuk
Avec Catherine Cusset, Lydie Salvayre, Grégory le Floch & Jakuta Alikavazovic Animé par Olivia Gesbert, rédactrice en chef de la NRF
Quatre critiques de la Nouvelle Revue Française, la prestigieuse revue littéraire de Gallimard, discutent ensemble de livres récemment parus. Libres de les avoir aimés ou pas aimés, ces écrivains, que vous connaissez à travers leurs livres, se retrouvent sur la scène de la Maison de la Poésie pour partager avec vous une expérience de lecteurs, leurs enthousiasmes ou leurs réserves, mais aussi un point de vue sur la littérature d'aujourd'hui. Comment un livre rencontre-t-il son époque ? Dans quelle histoire littéraire s'inscrit-il ? Cette lecture les a-t-elle transformés ? Ont-ils été touchés, convaincus par le style et les partis pris esthétiques de l'auteur ? Et vous ?
Au cours de cette soirée il devrait être question de Triste tigre de Neige Sinno (P.O.L.) ; American Mother de Colum McCann (Belfond), le murmure de Christian Bobin (Gallimard) ; le banquet des Empouses de Olga Tokarczuk (Noir sur Blanc).
À lire – Catherine Cusset, La définition du bonheur, Gallimard, 2021. Lydie Salvayre, Depuis toujours nous aimons les dimanches, le Seuil, 2024. Grégory le Floch, Éloge de la plage, Payot et Rivages, 2023. Jakuta Alikavazovic, Comme un ciel en nous, Coll. « Ma nuit au musée », Stock 2021.
Lumière par Valérie Allouche Son par Adrien Vicherat Direction technique par Guillaume Parra Captation par Claire Jarlan
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