De Tolstoï, j'avais le souvenir déjà lointain de longues heures dans un univers passionné et envoutant. Quelque chose où le tragique était haut en couleurs, où les sentiments ne pouvaient être qu'exacerbés, exotiques, destructeurs. Sans doute que je n'avais pas su faire la part entre
Anna Karénine et son auteur un peu comme si j'avais pensé à
Flaubert comme à quelqu'un de charmant mais superficiel, résolument décidé à tomber amoureux et à vivre la vie débridée qu'il aura fait rêver à Emma. Avec pour circonstances atténuantes le concernant son «
Madame Bovary c'est moi » qui, s'il n'autorise absolument pas ce genre de raccourci, invite au moins à faire un parallèle entre le personnage et son créateur. Alors que, soyons clairs, jamais Tolstoï n'a dit qu'il était Anna.
Toujours est-il qu'avec cette attente en tête, je me suis inscrite de gaieté de coeur à ce projet à l'initiative de HundredDreams, que je remercie ici, d'une lecture commune autour de la Mort d'Ivan Illitch. Vous me direz que le titre, à lui seul, promettait bien peu de fleurs bleues ou d'étreinte torride, si ce n'est avec la Camarde. Certes, mais nul n'est plus aveugle que celui qui ne veut pas voir.
Voilà pourquoi, par un pluvieux samedi de janvier, alors que le faible halo de quelques lampes tentait de vaincre la pénombre, j'ai entrepris d'entendre la Mort d'Ivan Illitch. Oui, entendre car je nourrissais également depuis quelques jours le projet de ceindre mon cou d'une gigantesque écharpe que je me serais tricotée. Elle serait de cette couleur improbable qu'ont les framboises avant que d'être parfaitement mures. La pastèque qu'on aurait réduite en granité. Quelque chose d'incroyablement frais et mousseux à la fois. J'étais emballée. Ayant commandé et reçu la laine, je me suis vite aperçue que sa finesse condamnait mon projet à ne voir le jour qu'après des dizaines et des dizaines de laborieuses heures. Et que si je voulais espérer ressentir la caresse de sa chaleur avant le printemps prochain il n'y avait pas un instant à perdre. Aussi, placée devant le dilemme de commencer ma lecture pour rejoindre les amis Babelio qui l'avaient déjà entamée ou tricoter quelques centimètres afin de me rapprocher un peu du moment où mon ouvrage serait terminé, j'ai entrepris de concilier les deux et de tricoter en écoutant.
Le merveilleux Berni m'avait bien facilité la tâche puisqu'il avait laissé sur notre fil de discussion un lien vers le podcast de la nouvelle. Il s'agissait de la lecture de
René Depasse sur la traduction de J.-W. Bienstock, avocat, écrivain, traducteur franco-russe de la fin du 19e siècle.
Aussi, fin prête, une tasse de thé fumant près de moi, confortablement assise dans mon petit salon, alors que le chat dormait en rond dans son panier et que la pluie fouettait les carreaux, j'ai entendu s'élever la voix grave de
René Depasse. Quels transports ! de la salle attenante à celle du tribunal aux intérieurs toujours un peu plus cossus de la famille d'Ivan Illitch puis du cabinet où ce dernier a fini par se tenir, les pieds en l'air pour moins de désagrément, j'ai voyagé dans un monde que rien ne rattachait au mien.
Rien ? Sauf peut-être le point que nous avions en commun, Ivan et moi, d'attacher de l'importance à choisir des rideaux et un ameublement qui nous rendent notre environnement plaisant…. Mon douillet intérieur devint tout à coup presque inquiétant comme si sa chaleur était une invite paradoxale pour la faucheuse. Des rafales de vent projetaient des bourrasques de pluie sur les vitres. Mon chat se retourna et se rendormit. L'atmosphère semblait changée, chargée d'une lourdeur qu'elle ne contenait pas auparavant. Et
René Depasse engloutissait les chapitres de sa voix de théâtre au phrasé grandiloquent. Malgré la tendresse des mailles que je dressais contre cette histoire, elles faisaient un bien piètre rempart pour arrêter la voix du comédien et à travers elle la médiocrité de cette existence dont le terme, l'interminable agonie, se déversait dans mon salon. Ainsi, alors que se dévidait lentement, tellement lentement, l'écheveau de ma laine rose, rien n'a pu se mettre entre la mort et ce pauvre Ivan Illitch.
Passée l'indignation qui m'a prise de voir ainsi mon après-midi kidnappé par une agonie alors que je pensais benoitement cultiver mon esprit en écoutant un grand texte, j'ai bien dû me résoudre à convenir que, même s'il ne contenait aucune liaison torride et que, sous couvert de patrimoine russe, il avait installé la mort chez moi, il s'agissait néanmoins d'un morceau de littérature.
Le projet en lui-même est impressionnant. Ne raconter que la médiocrité d'une existence et l'interminable, insensée, agonie d'un homme quelconque. N'y laisser l'espoir d'aucune explication, d'aucune transcendance. Dans un style précis et tellement vivant, enterrer son personnage sous la médiocrité de ses humeurs, de ses ambitions et de son entourage. Tout est laid et vulgaire dans la Mort d'Ivan Illitch. le brave homme n'a fait carrière dans la justice que pour échapper au caractère acariâtre de son épouse et amasser des revenus suffisants à leur train de vie. Sa passion pour le whist, qui l'éloigne un peu plus de son foyer, ne lui vaut aucun ami authentique. Ses enfants ne semblent lui montrer qu'une piété filiale très mesurée et vite émoussée par l'horreur de sa lente déchéance physique. Mêmes les sentiments de tristesse que laissent supposer les cernes noirs sous les yeux de son fils cadet sont moins dus à la perte dont l'enfant imaginerait ne pas se remettre qu'à l'effort qui consiste à supporter un malade aussi difficile. Ivan Illitch n'a rien construit de solide et rien ne viendra donc le soutenir dans sa quête de sens. C'est la solitude d'un homme livré à un corps défaillant sans cause explicable. La peine infinie de celui qui n'est que poussière et ne sait l'accepter. Il n'est peut-être que Guérassime, un moujik aussi jeune que naïf qui semble s'accommoder de la situation et trouver une attitude de compassion qui porte un peu d'espoir. Car même le sourire que j'ai pu esquisser, çà et là, surtout au début, l'humour présent entre les lignes ne visent qu'à moquer les petits travers des personnages, jamais à communier dans la grâce divine d'une existence bénie.
Sans doute cette nouvelle a-t-elle sa place propre dans l'oeuvre de Tolstoï et peut-être alors son sens se trouve-t-il éclairé davantage encore par le contre point d'autres écrits où jaillit une foi porteuse d'élan. Reste que prise pour elle seule, elle est un condensé de prosaïsme brillamment affligeant et se trouve ainsi avoir plus d'accointances avec
Madame Bovary que son sujet initial n'aurait pu le laisser penser.