AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet

Kaoru Sekizumi (Traducteur)Frédéric Boilet (Traducteur)
EAN : 9782910946340
220 pages
Ego comme X (22/01/2004)
3.63/5   125 notes
Résumé :
Dessinateur : Yoshiharu Tsuge

"L'Homme Sans Talent" publié au Japon en 1985, est le récit du parcours désabusé et ironique d'un auteur de manga que le manque de succès et le refus des travaux de commande contraint à cesser de dessiner et exercer divers petits metiers pour tenter de faire vivre sa famille. Il sera donc vendeur de "pierres paysages", il songera à tenir une passerelle à péage, sera attiré par la profession d'oiseleur ou de brocanteur de ... >Voir plus
Que lire après L'homme sans talentVoir plus
Critiques, Analyses et Avis (30) Voir plus Ajouter une critique
3,63

sur 125 notes
L'homme sans talent est un recueil de nouvelles pour adultes publié au milieu des années 80. le dernier de son auteur à ce jour. Yoshiharu Tsuge est le maître du « watakushi manga », littéralement « la bande dessinée du moi ». Comme pour le roman du moi japonais, il s'agit « d'un court récit porté par le personnage principal évoluant dans son quotidien en proie à un malaise profond. » Ce malaise est exprimé avec parcimonie par le récitatif, grâce à quelques dialogues mais surtout à travers l'histoire dessinée qui reflète le vécu et surtout l'intimité du personnage : souvenirs, rêves, fantasmes et autres pensées toujours sombres et le plus souvent inavouables.*
Dans l'Homme sans talent, le personnage principal ressemble à un double de l'auteur dans les années 50-60 . Un mangaka mélancolique qui ne veut plus dessiner. Il a des yeux tristes à la Buster Keaton, une moustache à la Charlot et n'a pas de bouche. Il se sent totalement inadapté au monde contemporain effréné, matérialiste et refuse tout compromis. En ce sens il est sans talent car inutile pour la société japonaise de l'après guerre. Il se lance dans des activités commerciales totalement absurdes et vouées à l'échec : il vend des pierres-paysages qu'il pêche dans la rivière du coin ou bien encore des appareils-photos d'occasion hors d'usage. Il enfonce de plus en plus sa famille dans la précarité. Les basses-contingences matérielles ne l'intéressent pas. Il fuit sa femme qui voudrait le ramener à ses responsabilités et qui l'humilie devant son gosse. le visage de sa femme est d'ailleurs caché une bonne partie du recueil. Il se complaît dans l'errance et la rencontre d'autres marginaux. Il désirerait se retirer du monde comme le faisaient encore les poètes-mendiants au début du XXème siècle. Se fondre dans la nature, faire corps avec les pierres-paysages, s'envoler avec les oiseaux, comme cet étrange oiseleur à apparence de corbeau. S'effacer totalement dans la brume comme le fit Seigetsu, le poète. Mais son petit garçon le ramène malicieusement à la réalité au moment où il se laisserait totalement partir. L'humour est d'ailleurs heureusement présent dans ce recueil très sombre : répétitions de dessins, arrivées triviales inattendues de personnages ou d'événements qui désamorcent les pulsions érotiques ou suicidaires et puis surtout autodérision à froid omniprésente jusque dans la dernière planche, ouverte à toutes les interprétations.
J'ai adoré ce manga et je poursuivrai ma découverte de l'oeuvre de Yoshiharu Tsuge le plus tôt possible.

*voir l'article de Béatrice Maréchal « La Bande dessinée du moi, un genre singulier »(persee.fr)
Commenter  J’apprécie          4210
Il y a un peu plus d'un an je lisais « la vis », recueil d'histoires courtes de Yoshiharu Tsuge. Tout en reconnaissant le talent de l'auteur je n'avais pas été véritablement séduite par son univers. Certaines histoires m'avaient plu, d'autres m'avaient laissée de marbre. Je disais alors ne pas vouloir poursuivre la découverte de l'auteur. Finalement, la curiosité l'a emporté. Ayant vu régulièrement cité « l'homme sans talent » comme un manga majeur, j'ai eu envie de le lire. Encore une fois Tsuge me laisse sur une drôle d'impression.

Difficile de dire si j'ai aimé ou pas ce manga. « L'homme sans talent » est indéniablement l'oeuvre d'un auteur qui ne cherche jamais la facilité. Que ce soit narrativement ou visuellement, c'est une oeuvre très personnelle. J'ai vraiment trouvé le dessin très réussi. le trait est très réaliste et en même temps pas dénué d'un certain onirisme. C'est très délicat, très poétique tout en étant âpre.
Apreté qui est à l'image de l'histoire racontée. Qu'est-ce que c'est déprimant ! D'un bout à l'autre du livre, je n'ai pas senti une seule once d'espoir, c'est d'une insondable tristesse. Et c'est ce ton complètement désespéré qui m'a empêchée d'apprécier ce manga. J'ai mis pas mal de temps à en venir à bout car j'avais beaucoup de mal à trouver la motivation de le continuer. Pourtant, je ne ressentais aucun ennui et je percevais les indéniables qualités de l'ouvrage mais je n'étais pas pressée de replonger dans ces abysses de tristesse.

Peut-être que ce n'était pas le bon moment pour que je lise « l'homme sans talent », peut-être que si je l'avais lu à une autre période j'aurais su pleinement l'apprécier à sa juste valeur… ça je ne le saurai jamais. Si je n'ai pas aimé ma lecture, je suis tout de même admirative du talent de l'auteur. C'est une bonne chose que des oeuvres telles que celles-ci, arides et difficiles, soient éditées. Je ne peux pas prétendre avoir passé un bon moment avec « l'homme sans talent » mais je conseille tout de même la lecture de ce manga, en étant prévenu de son côté déprimant.
Commenter  J’apprécie          330
L'homme sans talent est un manga largement autobiographique de Yoshiharu Tsuge. Cet auteur est une personnalité à part qui a eu une grande influence dans le monde de la BD nippone. Elevé dans la pauvreté, il devient d'abord assistant du grand Shigeru Mizuki, puis se lance avec ses propres oeuvres. Mais bien vite il se refuse à adopter un rythme de travail qui permettrait de satisfaire son éditeur. Ce comportement dilettante n'arrange pas ses affaires financières, et il se lance dans le commerce d'appareils photos, qui ne marche qu'un temps. Il passe par des épisodes de dépression, tout en produisant des mangas qui rencontrent un certain succès. Sa femme le quitte, et lui-même se retire peu à peu et discrètement de ses activités. Il est aujourd'hui âgé de 86 ans, et une vague inédite d'édition et réédition de ses oeuvres en France a eu lieu depuis quelques années.

L'homme sans talent reprend ce motif d'un homme un peu dépressif et inconsistant, instable, il ne semble pas bien savoir quel sens donner à sa vie. Tout en ayant une opinion construite sur la façon de conduire une affaire professionnelle ou sur l'évolution de la société japonaise (avec un discours critique sur l'occidentalisation), il manque de sens pratique, est de nature oisive et a tendance à rejeter sa nullité sur le dos de son épouse. Ses diffcultés d'argent, son côté artiste fainéant, l'histoire du commerce d'appareils photos sont relatés ici comme étant du passé, son présent étant d'essayer de vendre des pierres d'ornement qu'il trouve dans la rivière proche. Mais il ne vend rien, quand il suffit à chacun de se baisser dans le lit de la rivière pour récolter ces pierres ! Son tout jeune fils Sansûke est heureusement toujours là pour aller chercher son papa alors que celui-ci pourrait parfois penser à mettre fin à ses jours, sans cesse rappelé par sa femme à sa véritable condition de bon à rien. Il croise des personnages un peu flous ou en échec comme lui, un oiseleur, un auteur de haïkus, qui ne font que l'enfermer dans ses pensées rêveuses, l'éloignant de plus en plus des réalités de la vie.

Cette oeuvre est un des fleurons du filon manga autobiographique et du gekiga, s'adressant plutôt à un public d'adultes (mais il n'y a ici pas une scène de sexe) .
L'auteur fait tenir à son héros des propos plutôt négatifs sur l'occidentalisation de la société, tout en prodiguant des conseils à autrui visant à tirer profit de cette nouvelle société de consommation pour réussir dans les affaires, alors qu'il est incapable de gérer les siennes !

Un manga au graphisme simple, à dévorer d'une traite, à la fois assez triste et plein d'humour (certaines situations sont cocasses), qui suscite une forme d'attendrissement, de compassion, mais aussi d'agacement envers ce héros assez doué pour se rendre malheureux tout seul.
Commenter  J’apprécie          280
Ca y est c'est reparti. Me voila sombrant de nouveau dans un manga comme je les aime. Il est venu par le hasard des rayons de ma Médiathèque ; il m'a attiré, je l'ai peut être attiré aussi...
Toujours est-il que je ne connaissais pas Yoshiaru Tsuge....
Et je comprends petit à petit ce que j'aime tant dans ces manga ; ce qui les différencient des BD : c'est l'âme de l'Homme, sa psychologie qui les hantent et leur donnent leurs profondeur.
Tout est dans le non-dit. Il ne se passe presque rien. Et pourtant....beaucoup de choses.
On y parle de douceur, de simplicité, de vie intérieure, d'amour, de blessures de l'âme.
Les hommes n'y sont pas des machos. Très loin de là ...
Les femmes, elles, assez matrones, acariâtres, avilissantes voire castratrices.
Mais on peut les comprendre car il y est question d'hommes talentueux qui, un jour, renoncent à leur don.
Pourquoi ?
Tel est le thème de ce manga intriguant qui se pose là comme un contrepoint aux injonctions contemporaines visant à tout sacrifier à sa réussite sociale.
Un manga qui laisse à réfléchir mais qu'aucun « bon » père de famille ne devrait laisser traîner dans les mains de ses enfants.
De toute façon il ne leur est manifestement pas destiné.
Une lecture tristounette mais apaisante.
Commenter  J’apprécie          332
Lu dans la réédition chez Atrabile (2018).

Une fois de plus, c'est l'excellente revue Atom qui m'a incité à me pencher sur l'oeuvre de Tsuge Yoshiharu – un auteur semble-t-il considéré au Japon comme un géant dans son registre, mais qui demeure assez mal connu en France… ce qui pourrait bien changer assez vite ? En effet, outre, ce qui va nous retenir aujourd'hui, la réédition chez l'éditeur suisse Atrabile de L'Homme sans talent, longtemps le seul volume de l'auteur traduit en français (chez feu l'éditeur Ego comme X), ces derniers mois ont vu Cornélius se lancer dans l'édition de ses autres oeuvres, au travers de luxueux recueils d'histoires courtes (Tsuge n'a jamais livré de série – ou alors ce serait justement L'Homme sans talent qui s'en rapprocherait le plus) : c'est qu'il a d'abord fallu vaincre les préventions de l'auteur lui-même, jusqu'alors rétif à la traduction de ses BD. Ce qui explique pourquoi Tsuge Yoshiharu demeure donc méconnu en France et ailleurs dans le monde, ceci alors même que son approche du manga ou du gekiga, très « auteur », paraît parfaitement adaptée pour un public friand de, mettons, Taniguchi Jirô. Encore que l'approche graphique aussi bien que narrative des deux auteurs ne soit certes pas la même.



La carrière de Tsuge Yoshiharu, dépressif chronique, anxieux, d'une timidité maladive, mais aussi auteur porté à expérimenter et à chambouler les cadres, est en dents de scie, marquée par un certain nombre de ruptures brutales. Il fait ses premières armes dans les années 1950, et, comme beaucoup, dans le circuit des librairies de prêt, ce qui lui vaut à terme d'attirer l'attention – même si, dans un premier temps, comme beaucoup là encore, il s'inspire beaucoup alors du dieu Tezuka, tout en renâclant un peu à livrer ainsi des mangas figurant des personnages enfantins et à destination d'un public enfantin. Si l'auteur livre alors beaucoup de planches, il en résulte une crise très sévère, tout spécialement quand s'y ajoute un élément sentimental – une rupture douloureuse à la fin des années 1950 le conduit à la tentative de suicide, un événement qu'il racontera lui-même en 1987 dans son ultime BD. Mais nous n'en sommes pas encore là – simplement, Tsuge a besoin de changer d'approche ; et s'il ne fait pas partie des figures fondatrices du gekiga, il devient pourtant assez vite une icône de ce mouvement davantage tourné vers des récits adultes. Cependant, sa manière demeure très personnelle, et il expérimente en revue (et d'abord et avant tout dans la célèbre Garo, à la fin des années 1960) avec des récits courts et sombres, tantôt très réalistes (à un point inouï jusqu'alors), tantôt oniriques (des développements des propres rêves de l'auteur, si pas des adaptations directes de ses rêves), où le sexe a sa part et la morale ou l'édification ses limites, où « l'histoire », enfin, peut se montrer secondaire, avec une focalisation appuyée sur la psychologie des personnages envisagée au prisme de la plus grande authenticité possible. Lors des premières tentatives dans ce genre, le public et la critique sont tout d'abord un peu frileux, mais ils perçoivent ensuite assez rapidement combien l'oeuvre de Tsuge est révolutionnaire et unique en son genre – en fait, ce sera au point où Tsuge se verra consacrer le premier hors-série de Garo, comprenant notamment un récit inédit qui fera tout bonnement l'effet d'une bombe. Pourtant, cet « âge d'or » de l'auteur n'est pas sans crises, là encore : Tsuge, indécis, insatisfait, cesse de livrer des BD personnelles pendant un an pour intégrer la bande des assistants de Mizuki Shigeru (qui, sauf erreur, le met en scène dans le tome 3 de Vie de Mizuki), et alternera ensuite pendant quelques années ce travail d'assistant et ses oeuvres davantage personnelles (il envisage cette période comme particulièrement fructueuse : il a de son propre aveu beaucoup appris auprès de Mizuki-sensei). le retour de Tsuge suscite le même mélange d'incompréhension et d'admiration que quelques années plus tôt. Mais, là encore, l'auteur, bientôt au sommet de sa reconnaissance, va brûler les ponts, et interrompre sa carrière de mangaka – pour se livrer à une profonde introspection. Cependant, il reviendra encore dans les pages des revues quelques années plus tard, et livrera ses derniers récits, qui mettent plus que jamais en avant la composante autobiographique de son oeuvre, au point où l'on a fait de Tsuge le chantre d'une « BD du moi » (watakushi manga), répondant au genre littéraire très japonais qu'est le « roman du moi » (watakushi shôsetsu) – je vous renvoie à ce que j'avais pu en dire en chroniquant, par exemple, La Déchéance d'un homme, de Dazai Osamu, un titre pas si éloigné de ce qui nous intéresse aujourd'hui. C'est à cette époque, en 1985-1986, que Tsuge livre les « épisodes » de L'Homme sans talent – mais l'année suivante, il livrera ses dernières histoires : il n'a plus dessiné la moindre planche depuis 1987.



L'Homme sans talent, donc – ou l'homme « inutile », car c'est un autre sens possible de Munô no hito. Il s'agit d'une des toutes dernières oeuvres de Tsuge Yoshiharu, parue en 1985-1986 dans les pages de la revue Comic Baku. Et, si le personnage de « l'homme sans talent » a (exceptionnellement ?) un nom, Sukegawa Sukezô, il renvoie assez clairement pour l'essentiel à Tsuge lui-même, la BD étant parsemée de références autobiographiques explicites – L'Homme sans talent relève à cet égard de la veine watakushi manga de l'auteur, et en est peut-être l'expression la plus poussée, psychologiquement sinon factuellement.



Car Sukegawa Sukezô n'est certainement pas « sans talent » : en fait, il a été un mangaka plutôt loué par la critique, surtout, mais dont le succès populaire n'était en même temps pas négligeable. Seulement voilà : depuis des années maintenant, il ne veut plus dessiner de mangas – il refuse sans plus d'explications toutes les offres qu'on lui fait, toutes les commandes qu'on lui propose, mais sans chercher non plus à placer des travaux plus personnels, qu'il ne dessine de toute façon pas.



Que fait-il, alors ? Eh bien, il se livre à une série de petits boulots tous plus improbables les uns que les autres – et certains renvoient directement à l'expérience de Tsuge lui-même lors de sa phase de retrait et d'introspection : tout spécialement, il devient pendant un temps un réparateur et vendeur d'appareils photo d'occasion, comme l'auteur. Mais ce sont probablement ses autres « emplois » qui retiennent le plus l'attention, et d'abord et surtout celui de vendeur de suiseki, ou « pierres-paysages » : il s'agit de ramasser des cailloux dans la rivière, dont les formes naturelles (aucune intervention humaine !) évoquent tel ou tel paysage, ou animal, ou homme, éventuellement des choses plus abstraites – et de les vendre. le suiseki a connu une certaine vogue pendant un temps, mais, quand Sukegawa s'y met, c'est passé de mode depuis longtemps – et surtout… vendre ces pierres qui n'ont au fond rien d'exceptionnel ? sur un étal à proximité de la rivière même où Sukegawa les a ramassées ? quand il suffit de se pencher pour cela ? Cela fait des mois qu'il s'est installé là, et, sans surprise, il n'a pas vendu la moindre pierre… Alors il rêvasse, envisageant d'autres emplois saugrenus – il pourrait rouvrir le vieux péage, par exemple, et taxer les gens qui veulent traverser la rivière, quitte à les porter sur ses épaules, en attendant d'avoir une barque…



Son « travail » l'amène à croiser la route de gens comme lui – des « antiquaires », disons. Des personnages un tantinet excentriques, souvent des losers ainsi que lui-même (un terme qui n'a jamais été insultant que dans la bouche des connards qui s'autocongratulent pour être des winners), parfois terre-à-terre (l'argent est une préoccupation pour la survie au quotidien), parfois ou en même temps davantage des rêveurs, comme Sukegawa – portés à narrer des histoires étonnantes, comme celle, grand moment onirique de L'Homme sans talent, de cet oiseleur qui aurait bien fini par s'envoler lui-même… à moins que sa fin n'ait été autrement sordide et déprimante. Des hommes enfin dont les passions généralement incongrues ont quelque chose d'obsessionnel. Un petit cercle plus ou moins amical, parfois réconfortant, parfois pénible – tantôt admirable, tantôt irritant : autant de variations sur le personnage complexe qu'est Sukegawa lui-même, autant d'adeptes de la fuite, de manière générale, et pas seulement devant leurs responsabilités – mais rien d'étonnant dès lors si Sukegawa, sur le tard, se pose la question de « l'évaporation » (je vous renvoie à mes articles sur le reportage Les Évaporés du Japon, de Léna Mauger et Stéphane Remael, et sur le film d'Imamura Shôhei L'Évaporation de l'homme).



Or Sukegawa, sans surprise, vit dans la misère – et sa famille avec lui : sa femme procure l'essentiel des maigres revenus du foyer en crise en distribuant des prospectus dans les boîtes aux lettres. Il pourrait mettre fin à tout ça en livrant des mangas – pourtant, il s'y refuse : il ne veut pas, ou ne peut pas. Il se complaît en fait dans cette misère, comme si, d'une certaine manière, il la recherchait – tout en multipliant les projets saugrenus supposés leur faire gagner beaucoup d'argent, quand l'échec à cet égard est une certitude pour tout le monde sauf notre Homme sans talent. Pour son épouse, c'est une situation toujours plus intolérable – et elle ne cesse de le houspiller tout au long de la BD ; seulement, à force, elle paraît bien comprendre que son mari ne se remettra pas à au manga, la seule chose pour laquelle il est doué, et ne reste dès lors plus dans ses paroles et dans ses gestes que de la rancoeur pour cet incapable, ce fainéant, cet époux qui ne remplit pas son rôle d'époux, qui fuit lâchement et égoïstement ses responsabilités. La tension au sein du couple suinte littéralement des pages où figure la femme – et, de manière assez significative, pendant un long moment (une bonne centaine de pages), Tsuge, quand il la dessine, fait en sorte de ne jamais montrer son visage, ce qui ne rend les récriminations incessantes que plus amères et douloureuses, en traduisant bien la honte subie par Sukegawa. Même si celle-ci ne l'incite en rien à contacter les revues, ou même simplement à répondre aux offres qu'on lui fait régulièrement – ce qui va au-delà d'une pose « d'artiste », même si elle lui a sans doute fourni un bon prétexte initialement. le besoin est là, pourtant – d'autant que le foyer en crise comprend un troisième membre, ce petit garçon plutôt maladif qui, trait récurrent, vient chercher son père absent, indifférent et veule pour le ramener à la maison, à la fin de plusieurs épisodes.



Un gimmick qui, à vrai dire, n'est pas dépourvu d'un certain humour, si passablement tordu et malaisant. C'est que L'Homme sans talent n'est pas une bande dessinée unilatérale. Je suis tout naturellement porté à mettre en avant, comme dans La Déchéance d'un homme, la peinture précise autant que douloureuse de la dépression, et ses implications au regard du travail et de la famille (on m'épargne la patrie, ouf !), mais il y a plus dans cette bande-dessinée : de l'onirisme et, oui, de l'humour, même très amer – j'avoue cependant être bien incapable de mettre l'accent sur les gags, ainsi que le font les postfaciers (qui connaissent sans doute très bien leur sujet, mais le ressenti individuel peut tout de même être assez légitimement différent, car cela vaut aussi pour l'identification).



Mais, ici, je suppose que le dessin a sa part, essentielle. Si la couverture de cette réédition chez Atrabile semble mettre l'accent sur la dépression et la douleur (à bon droit en ce qui me concerne), de fait, là encore la BD n'est pas unilatérale – et la silhouette lunaire et gauche de Sukegawa, avec sa moustache emblématique, est à même de susciter le rire comme la pitié, avec quelque chose d'un Charlot peut-être. L'agacement, aussi, certes... Mais les personnages que fréquente Sukegawa ont de même tous des traits caractéristiques, qui facilitent l'identification de manière assez futée, à la limite la plus pertinente de la caricature.



Le dessin, de manière plus globale, est assurément remarquable, de grande qualité. Tsuge Yoshiharu compose des planches de toute beauté, faussement simples, généralement sobres, mais toujours bien vues, et on appréciera tout spécialement comment l'auteur parvient à sublimer la composante onirique ou contemplative de son récit en inscrivant ses personnages généralement « simples » dans des décors plus complexes, mais pas nécessairement plus « précis », car le flou, l'indécision, sont souvent de rigueur, toujours avec un à-propos remarquable. C'est vraiment un très beau travail.



Amplement convaincu, donc, par cet Homme sans talent qui parle au coeur avec les mots et les traits les plus justes. C'est effectivement une très grande bande dessinée, très personnelle, très juste aussi – et il me faudra jeter un oeil au reste de la production de Tsuge Yoshiharu, probablement du coup avec Les Fleurs pourpres, le premier recueil de l'auteur chez Cornélius, tout récemment paru donc, et qui porte sur les années 1967-1968. Bientôt...
Lien : http://nebalestuncon.over-bl..
Commenter  J’apprécie          50


critiques presse (4)
Bedeo
10 février 2020
Une histoire atypique où l’aspiration ultime semble être le néant, la mort. L’homme sans talent ouvre grand une fenêtre sur un aspect sombre, peu glorieux de l’âme humaine, mais avec une justesse rare et étonnante.
Lire la critique sur le site : Bedeo
Liberation
05 mars 2019
Récit d’un noir profond, l’Homme sans talent creuse si loin qu’il finit par exhumer de l’humour au fin fond du misérable.
Lire la critique sur le site : Liberation
ActuaBD
30 novembre 2018
L’Homme sans talent n’est pas totalement autobiographique. Yoshiharu Tsuge y décrit pourtant certaines étapes de son parcours et de sa vie : ses hésitations, ses échecs et ce que nous pourrions nommer son « bartlebisme ».
Lire la critique sur le site : ActuaBD
BoDoi
19 novembre 2018
Avec sa profonde psychologie des personnages, sa galerie d’hommes misérables, ses relations conjugales conflictuelles, ses hommes acculés par le poids de leurs responsabilités, le titre interroge sur la vie, l’être humain et la place des hommes et femmes dans la société.
Lire la critique sur le site : BoDoi
Citations et extraits (15) Voir plus Ajouter une citation
- Pôpa… C’est quoi comme insecte, la larve ?
- Ha ! Ha ! Ha ! Une larve, eh bien c’est… Une bestiole qui ne sert absolument à rien… Hm ? Qui t’a parlé de ça ?
- C’est Maman… Elle dit que t’es une larve…
- … Oui, c’est ça. Une larve, c’est une bestiole comme ton papa…
Commenter  J’apprécie          110
Au Japon, l’art d’apprécier les pierres est apparu à l’ère Ashikaga. La tradition nous est venue de Chine…
Jusqu’au milieu de l’ère Edo, on contemplait plutôt des petits paysages de pierres et de sable arrangés sur un plateau. Il s’agissait du Bonseki.
…une technique que l’on a distinguée par la suite du Suiseki, l’art d’admirer une seule pierre.
Dans un Bonseki, le paysage est restitué aux moyens de plusieurs pierres…
Tandis que dans l’art Suiseki, une seule et même pierre exprime le paysage tout entier, montagnes et rivières..,
Commenter  J’apprécie          30
Il n’y a plus ni excentriques ni virtuoses comme le maître des oiseaux.
D’un côté, on fait des gorges chaudes du prétendu droit à la différence, et de l’autre on exclut le premier qui sort de l’alignement…
Commenter  J’apprécie          80
Si c'est traditionnel et si c'est japonais, c'est ringard ! Ils n'en veulent pas ! Mais si ça vient d'Occident, c'est accueilli à bras ouverts !
Ecrit à l'horizontale, le japonais est forcément plus chouette ... Tendance modernisme de pacotille !
Commenter  J’apprécie          60
C'est l'époque des amateurs de tous poils. Qui s'intéresse à la profondeur des choses aujourd'hui ? Les gens n'ont d'yeux que pour le spectaculaire et les apparences...Et tout ce qu'ils ne pigent pas dans la seconde est aussitôt taxé de démodé !
Commenter  J’apprécie          60

Videos de Yoshiharu Tsuge (3) Voir plusAjouter une vidéo
Vidéo de Yoshiharu Tsuge
Exposition Yoshiharu Tsuge : Visite intimiste avec le maître
Abonnez-vous à notre chaîne ! https://www.youtube.com/user/bdangouleme/videos
Programmation et infos sur bdangouleme.com ou sur les réseaux avec @bdangouleme
RAJA partenaire principal du Festival : www.raja.fr
autres livres classés : losersVoir plus
Les plus populaires : Manga Voir plus


Lecteurs (234) Voir plus



Quiz Voir plus

Les personnages de Tintin

Je suis un physicien tête-en-l'air et un peu dur d'oreille. J'apparais pour la première fois dans "Le Trésor de Rackham le Rouge". Mon personnage est inspiré d'Auguste Piccard (un physicien suisse concepteur du bathyscaphe) à qui je ressemble physiquement, mais j'ai fait mieux que mon modèle : je suis à l'origine d'un ambitieux programme d'exploration lunaire.

Tintin
Milou
Le Capitaine Haddock
Le Professeur Tournesol
Dupond et Dupont
Le Général Alcazar
L'émir Ben Kalish Ezab
La Castafiore
Oliveira da Figueira
Séraphin Lampion
Le docteur Müller
Nestor
Rastapopoulos
Le colonel Sponsz
Tchang

15 questions
5224 lecteurs ont répondu
Thèmes : bd franco-belge , bande dessinée , bd jeunesse , bd belge , bande dessinée aventure , aventure jeunesse , tintinophile , ligne claire , personnages , Personnages fictifsCréer un quiz sur ce livre

{* *}