Le grand Stefan Zweig se passe de présentations. Si beaucoup ont lu ses romans (Amok, le joueur d'échec, La peur, La confusion des sentiments, etc.), ses autres écrits sont moins connus auprès du large public. Et pourtant ! C'est ce à quoi remédie le présent ouvrage, Pas de défaite pour l'esprit libre, écrits politiques 1911-1942. Paru cette année (2020), cet ouvrage est un condensé de divers écrits tirés d'ouvrages paru précédemment en allemand. Ces ouvrages étaient composés essentiellement d'articles de journaux pour lesquels Zweig était correspondant (entre autre, le Berliner Tageblatt et le Neue Freie Presse) mais aussi de lettres envoyées à des amis et correspndants ainsi que des transcriptions de conférences qu'il a données. La plupart étant assez brefs, moins de dix pages, ils sont rapides à lire et on peu en étaler la lecture sur une longue période. Aussi, chacun est précédé d'une courte présentation, permettant de le situer dans son contexte et d'éclaircir certains éléments peu explicites.
On y traite d'abord de la littérature, de la condition difficile d'écrivain, de l'intérêt insuffisant qu'on à certains endroits (à commencer par Berlin). C'est assez général. Puis, la Première Guerre mondiale éclate. Zweig ne commente pas les combats directement, il en est assez loin, il passe la plus grande partie du conflit en Suisse à titre de correspondant. Toutefois, de là, il multiplie les appels à la réconciliation. C'est que, bien qu'il soit Autrichien, fort attaché à sa patrie, il est avant tout un citoyen du monde. Il a vécu à Vienne, Berlin, Paris, Londres, etc. Pour tout dire, sa véritable patrie, c'est celle du monde des intellectuels. Elle est universelle. Il est un grand ami de Romain Rolland et d'autres penseurs qui appellent à la fin des hostilités.
Une fois la paix décidée, Zweig revient à ses premiers amours, les livres. Il fait la critique de plusieurs ouvrages qui paraissent. Puis, il s'intéresse à l'histoire et à la philosophie, il partage sa vision du monde. Enfin, il appelle à l'unification de l'Europe. Après tout, la vie dans les grandes capitales, elle se vaut partout. Les nations européennes ont plus en commun qu'elles ne le croient, on y retrouve déjà une certaine unité spirituelle et culturelle. Partout, on joue les mêmes opéras, les mêmes livres sont traduits et lus, on construits des parcs pour faire des promenades, etc. Un voyageur trouve partout des repères similaires. Malheureusement, il faut attendre les ravages de la Deuxième Guerre mondiale pour que cette idée d'une quelconque union européenne soit entendue.
En attendant, le nazisme et le totalitarisme prolifèrent. Les conditions des Juifs se détériorent et l'auteur (lui-même de confession judaïque) le déplore dans plusieurs articles.
Ces écrits politiques permettent à chacun de se faire une idée très précise des opinions de Stefan Zweig sur des sujets tout aussi précis (le rôle de la littérautre, la culture, la guerre, la politique, le communisme, la question juive, etc.), et conséquemment, de toucher à une parcelle de sa vision du monde. Il s'en dégage un optimisme, un idéalisme. Ou, du moins, il tâche d'y faire appel, de le cultiver chez ses lecteurs. « […] c'est seulement avec vous, c'est seulement grâce à vous que le vieux rêve de l'humanité fraternelle pourra se réaliser. » (p. 298)
Certains pourraient dire qu'il semblait imbu de sa personne, comme si, lui, il avait découvert le secret de l'harmonie universelle, ce qui était bon et ce qui ne l'était pas. À sa défense, ses opinions dépassent la partisanerie et le patriotisme, elles proviennent d'une longue expérience, de voyages, de longs séjours passés à l'étranger, d'amitiés solides avec des gens d'horizons différents. Surtout, elles sont le fruit d'une ouverture d'esprit qui n'était pas si commune au début du vingtième siècle. Plusieurs gagneraient à l'imiter.
Ces écrits sont également un message d'espoir qu'il martèle. « Pourtant, j'en suis convaincu, nous n'avons pas le droit de nous abandonner par faiblesse au pessimisme. » (p. 284). L'actualité de 1942 et des premières années de guerre, hélas, se prêtait mal à cet optimiste. Toutefois, si Zweig avait vécu quelques années de plus, il aurait pu voir un monde nouveau un peu à l'image de ce qu'il proposait et souhaitait.
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Ce livre est la meilleure introduction possible à la lecture du "Monde d'hier" puisqu'il s'agit d'écrits de presse et de discours (et les éditeurs ont fait un formidable travail de mise en contexte). Il y défend de multiples causes, parfois chronique sur la situation actuelle ou sur des sujets plus léger mais toujours avec son style très littéraire, ce qui peut rendre certains textes d'argumentation plus abordable pour certains lecteurs.
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Si nous décidons de renoncer, au nom de la vérité, à toutes les visions romantiques du passé historique, il faut bien avouer que nous qui sommes contemporains d'une époque surchargée d'événements, nous nous efforçons plutôt de les oublier que de les partager. Au premier abord, cette constatation semble nous faire honte à tous. Comme si elle déniait à la majorité des gens la faculté de participer vraiment à leur époque et de ressentir au fond d'eux-mêmes son horreur et ses souffrances. Mais il serait injuste de les accuser ainsi. L'immense majorité des hommes a très sincèrement l'intention de ne pas rester indifférents à tous ces extraordinaires événements ; ils sont remplis de la volonté, et même du désir de se laisser bouleverser. Pourtant, nous sommes tous soumis à cette loi naturelle supérieure qui, dans une sage économie, modère notre capacité de compatir. Des émotions fortes et permanentes sont inévitablement cause de fatigues croissantes ; une tension excessive, et trop longtemps prolongée, se transforme en une sorte de paralysie. Si le tragique se renforce démesurément, il diminue plutôt qu'il n'augmente sa capacité de nous bouleverser. Nous ressentons tous, aujourd'hui, cette funeste proportion : plus le drame universel se prolonge sous nos yeux, plus il comporte de scènes atroces et des péripéties sans cesse plus bouleversantes, et moins nous sommes capables de les vivre en nous y associant intérieurement. Penser en permanence à la guerre empêche de penser, et plus notre époque exige notre compassion, moins notre âme déjà épuisée peut lui en offrir.
Je n'ai pas beaucoup aimé les paysages durant ces années d'horreur, et plus ils étaient beaux, plus ils me faisaient mal. Non pas que j'aie gardé mes distances, mais je sentais trop l'étrangère dans la nature, cette grandiose indifférence de l'éternel face aux tourments terrestres. Au-dessus des corps déchiquetés, d'insouciantes fleurs poussaient, colorées et souriantes ; des oiseaux gazouillaient autour des gens affamés, esseulés ; la lune glissait doucement par-dessus les toits des insomniaques ; l'été s'épanouissait, beau et insensible, et les montagnes étincelantes regardaient fixement l'interminable souffrance de l'Europe. L'invariable beauté de la nature me faisait frissonner presque haineusement, puisque les cris des hommes qui meurent ne sont rien de plus, pour elle, que le voluptueux roucoulement d'une colombe, elle qui, des ossements, fait s'élancer les plantes et nourrit de la chair sacrée des humains d'obscures bêtes rampantes. Elle me semblait cruelle, inaccessible, d'un calme qui ne console pas, d'une beauté sans bienveillance, d'une générosité sans empathie, ô tellement étrangère, aussi infiniment étrangère que le ciel et les étoiles, animée pourtant, et toute proche. Jamais autant que pendant cette guerre je n'ai su qu'elle ne nous accorde aucune attention, que notre amour infini la laisse froide ; et plus elle déployait sa beauté sous nos yeux, plus c'était douloureux de voir cette abensce de regard, d'éprouver cette insensibilité que nous appelons, en les aimant, paysages et nature.
L'homme véritable ne vit pas l'Histoire, il vit sa propre existence ; il a en lui-même son lot, inné, de joie de vivre, sur quoi même le destin n'a pas de prise, parce que l'individu l'emporte sur son destin, en l'aimant. Les éléments éternels ne savent rien de la valeur de l'argent, la paix intérieure n'entend pas les lamentations nostalgiques des faibles : là où l'homme n'appartient plus à l'État, mais à soi-même, là passe la limite de la défaite, fût-elle la plus terrible. Bien sûr, il y a une détresse dont l'esprit ne peut pas triompher, la détresse du corps nu, de son irrécusable matière terrestre. L'homme a besoin de nourriture pour vivre, de chaleur pour ne pas mourir de froid. Mais ensuite, toute pitié sera superflue. Alors le peuple, aussi bien que l'individu, devra s'aider lui-même, et par sa volonté il conquerra la liberté intérieure. Car pour l'esprit libre, la défaite n'existe pas : elle ne pénètre dans nos vies que jusqu'au niveau du citoyen, mais l'être qui est au fond de nous, elle ne l'atteint pas.
[...] jamais le fil ne se rompt entièrement, jamais le travail de l'esprit pour élever l'humanité ne s'interrompt tout à fait - quand un pays n'en peut plus, d'autres prennent le relais, quand une partie du monde s'enténèbre, une autre toujours s'éclaircit.
L'automne n'est-il pas la saison sans passion, sage, et sans jeunesse, le temps sans conflit où même l'obscurité et la lumière rougeoient en glissant doucement l'une dans l'autre, où les brumes estompent la sureté des contours, d'une chose à l'autre?
Stefan Zweig, auteur à succès, se voulait citoyen d'un monde qu'unifiait une communauté de culture et de civilisation. Il n'a pas survécu à l'effondrement de ce «monde d'hier» qu'incarnait la Vienne impériale de sa jeunesse.
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