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Dans le rétro : interview de Gilles Lapouge
Quelques questions à propos de l'Atlas des paradis perdus  
 
Article publié le 08/02/2018 par Pierre Krause, mis à jour le 03/11/2023

 

 

Décédé en 2020 dans une relative discrétion, Gilles Lapouge a pourtant une oeuvre aussi vaste et profonde que les océans qu'il aimait tant. C'est à l'occasion de la sortie de son Atlas des paradis perdus aux éditions Arthaud que nous avions voulu interroger l'écrivain. Entre littérature et histoire, rêves d'utopies et attirance inévitable pour les désastres, cet ouvrage se présentait presque comme l'autobiographie à cœur ouvert d'un homme qui a passé sa vie à aimer les cartes et les estampes, ainsi qu'à maudire le monde de ne pas être infini. Voici ses réponses à nos questions et un aperçu de sa vaste bibliothèque. 

 

 



Il y a, dans votre atlas, quatre types de paradis perdus : les jardins, les utopies, la mer et les paradis artificiels. Comment définiriez-vous la notion de « paradis perdu » ? A quel moment l'association des deux termes est-elle apparue ?

 

L'expression « paradis perdu » est utilisée, popularisée et sans doute forgée par le poète anglais puritain John Milton au XVIIe siècle, dans un poème maintes fois traduit par les plus grands esprits du temps. En France, Jean Racine et plus tard François-René de Chateaubriand. Mais le thème est bien plus ancien et pour moi, je le repère d'abord dans la Bible et le récit des déboires d'Adam et Eve, ou dans l`histoire du pays de Nod, que presque personne en France ne connaît... On retrouve ce paradis perdu tout au long de la littérature européenne. Et dans nombre de peintures.

 

 

Comment est-ce qu'on conçoit un atlas de lieux parfois imaginaires ? On imagine une pléthore de lieux, réels ou imaginaires, qui auraient pu postuler pour une place dans cet atlas. Comment s'est effectuée votre sélection ? Sont-ce des paradis qui vous auraient tenté ou qui vous font, encore aujourd'hui, rêver ?


Je ne me suis pas contenté de réexaminer le récit de la Chute. J'ai jeté un œil sur d'autres images de paradis puisées dans la plupart des religions ou des mythologies (Atlantide) dans l'histoire ou dans nos vies quotidiennes. J'ai interrogé les tentatives incessantes et toujours ratées des hommes pour bâtir des paradis à la mesure des hommes ou des sociétés, ce qu'on appelle les « utopies », ces utopies étant souvent demeurées dans le champ du discours (Thomas More) et parfois incarnées dans des sociétés réelles (Godin, La Cecilia, etc.) Conclusion : que les utopies soient inscrites sur du papier ou dans le réel, leur destin est toujours désastreux. Echec généralisé (Phalanstères, La Cecilia, etc.).

 

Je retiens aussi quelques paradis imaginés par le désir ou le songe des hommes, Tahiti vue par Bougainville, etc. Egalement ces paradis que la mer engendre volontiers, soit dans les yeux des pirates ou des marins, soit dans l`émerveillement que les explorateurs éprouvent devant des paysages inconnus et exotiques, avec ananas, poissons inconnus et femmes nues. Il est clair que les songes des marins sont souvent peuplés de femmes, ce qui explique ce thème récurrent dans la cartographie ou le récit : l'île des femmes. J'imagine que dans la littérature de science-fiction, que je ne connais pas, les paradis doivent pulluler, et souvent défaillir.



Les premières cartes et les premières « légendes » de votre atlas sont consacrées aux jardins. Le paradis, à l'origine, était-il forcément vu comme un jardin ?

 

De fait, c'est le même mot qui dans la langue persane primitive désigne le jardin et le paradis. Depuis, tous les jardins du monde sont hantés par le désir avoué ou dérobé, de créer sur la terre des petits paradis. Pour moi, c'est là un des rares paradis qui ne se sont pas perdus en route et qui perdurent, sous une forme miniaturisée et amputée. J'ajoute dans cette liste de paradis pas tout à fait perdus, des formations chéries des enfants, tel le cirque, j'aurais pu ajouter le corps de leur mère, le corps de la femme, etc., mais je ne voulais pas que la psychanalyse me grignote. D'autres paradis brillent par moments dans quelques institutions des hommes, le bordel, le couvent, etc.

 

 

Lors d'un entretien pour son livre Jardins de papier, Evelyne Bloch-Dano nous disait que le jardin reflétait « la nature profonde de celui qui le crée ou le possède et, au-delà de sa personnalité, de la civilisation qui le produit ». Les paradis imaginaires, artificiels, rêvés ou recherchés sont-ils eux aussi le reflet des différentes civilisations qui traversent l'Histoire, en même temps que le portrait fidèle des aventuriers ou des rêveurs ayant voulu les arpenter ?


Oui, l'observation d'Evelyne Bloch-Dano est exacte. Un seul exemple : je parle d'un jardin exotique, magnifique, créé dans le nord de l'Ecosse, bâti il y a cent ans, comme si ce jardin, regroupant sur les terres brumeuses et inhospitalière de l'Ecosse toutes les variétés de plantes existant sur les cinq continents, était une sorte d'annonciation de la fin du Commonwealth et du rapatriement en Grande-Bretagne de cet Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.


La mer occupe naturellement une partie importante de l'atlas. Cet espace a-t-il pour vous toujours été synonyme d'aventure, de recherche inépuisable de bonheur ?

Oui, mais surtout au bénéfice de ces mauvais garçons que j'aime bien, les pirates et même les corsaires.

 

Qu'est-ce qui vous plaît particulièrement, vous, dans cette histoire finalement assez cruelle, de paradis qui inéluctablement s'effondrent, tels le jardin d'Eden ou l'Atlantide ?

 

Je ne déteste pas les désastres, quand ils ont de la grandeur, du talent, des générosités. Or, si l`histoire des paradis est celle d`un interminable échec, elle ne manque pas du panache qui couronne les entreprises situées au-delà du Bien et du Mal. Ici, ces deux strates incompatibles que sont le Bien et le Mal, avouent leur connivence, qu'elles se nourrissent l'une de l'autre, et qu'elles entrecroisent leurs dessins et leurs couleurs sur le même métier (cf. Fiodor Dostoïevski ou Georges Bernanos ou tous les grands écrivains du Mal, Georges Bataille, Pier Paolo Pasolini).


C'est l'horloge, cet instrument de mesure décrit par Charles Baudelaire comme un « dieu sinistre, effrayant, impassible » qui conclut l'atlas. Pourquoi ce choix surprenant comme ultime paradis perdu ?


Oui. L'horloge me paraît une des rares utopies réussies. Par exemple, elle est si habile à nous dire le temps qui passe et à le remplacer par un temps hors du temps, un temps morne et immobile à jamais, mortifère. L'homme, par la grâce de cet instrument chargé de dire le temps, expulse le temps et ses beaux déséquilibres. Pas de déséquilibre dans l'horloge, en utopie, au Paradis… Là, tout n'est qu'ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Pauvre Charles Baudelaire, comme ses rêves sont petits ! Le « désordre », cette merveille de la nature et du « vivant », est absent de la rêverie baudelairienne.

 

Or, aujourd'hui, il me paraît que le « désordre » est en danger, soit par l'invasion de l'horloge, soit par les innombrables sous-produits de l'horloge, par exemple l'abominable GPS qui nous prive de la plus grande volupté qui soit, la perte, l'égarement, la preuve que nous sommes des « vivants », c'est à dire des « désordres » et plongés dans le désordre qui est « l'être » de la terre, en dépit des efforts que les géographes poursuivent depuis leur apparition pour faire rentrer dans l'ordre mortifère de leurs mappemondes le chaos de la géographie et de la géologie. L'horloge et ses doubles nous tendent un miroir dans lequel s'annonce le destin que vivra l'humanité le jour où les techniciens, les géomètres, les planificateurs nous auront asservis à leurs lois (là encore voir Fiodor Dostoïevski).


Illustration de l'entrée "Les Jardins persans" de l'Atlas par Karin Doering-Froger

 

 

Quelques questions à propos de vos lectures

 

Quel est l’ouvrage qui vous a donné envie d`écrire ?


Une saison en enfer d'Arthur Rimbaud.

 

Quel est le livre que vous avez honte de ne pas avoir lu ?

Je n'ai pas lu Belle du Seigneur d'Albert Cohen, mais je n'en ai pas honte. Je m'en félicite. Ma vraie honte, c'est de n'avoir jamais lu Alexandre Dumas.

 

 

Quelle est la perle méconnue que vous souhaiteriez faire découvrir à nos lecteurs ?


Toute l'oeuvre du Norvégien Knut Hamsun.


Quel est le classique de la littérature dont vous trouvez la réputation surfaite ?


Les Lusiades de Luís de Camões. Paul Bourget.


Avez-vous une citation fétiche issue de la littérature ?


Un exemple, entre dix mille : « Les plaisirs de la jeunesse, reproduits par la mémoire, sont des ruines vues au flambeau. » Chateaubriand.




Découvrez Atlas des paradis perdus de Gilles Lapouge aux éditions Arthaud

 

 
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