Citations de Abby Geni (183)
Le phare montait la garde dans le ciel brumeux.
Elle a photographié les îles par tous les temps, du rayon de soleil cristallin hivernal aux violentes tempêtes automnales.
Au quotidien, je n'ai pas trop l'habitude de garder un œil sur les prédateurs. Mais à cet instant, je me suis fait une idée très précise de ma place dans la chaîne alimentaire.
Au-dessus des toits, j'aperçus la tête d'une girafe qui oscillait. Son corps était caché par les bâtiments. Le mouvement de balancier de cette démarche empotée paraissait insensé quand on ne voyait que sa tête - les cornes qui chutaient, le menton qui se relevait, les oreilles qui tournaient. La girafe s'arrêta pour cueillir une bouchée de feuilles d'érable, puis bondit derrière un immeuble d'habitation.
[...]
Une lueur blanche. Un semblant de mouvement. les épaules de Tucker. Je vis mon frère debout au milieu de l'allée, face à l'ours. L'attaque fut si rapide que je pus à peine la suivre. Pas de préliminaires avec fléchissement des genoux et babines retroussées, pas d'avertissement d'aucune sorte, pas de communion entre animaux, pas de célébration. D'objet inamovible, l'ours se transforma en force irrésistible.
En parlant d’un poulpe
Depuis ce jour, la peur a cédé la place à la curiosité. Mon dégoût initial n’a pas faibli - je ne voudrais pas, par exemple, le toucher ni le tenir entre mes mains - mais je l’observe souvent. Oliver est toujours en mouvement. Il cherche a s’échapper, même s’il doit mourir pour y parvenir. Je l’ai vu explorer chaque centimètre de son aquarium, déroulant ses tentacules vers le haut pour palper le couvercle. Il m’a lancé regard accusateur à travers la vitre. Sa peau m’intrigue beaucoup. Elle peut imiter le brun tacheté du gravier au fond de l’aquarium. Quand il est en colère - et il est souvent en colère - il vire, au rouge foncé. On dirait qu’il peut changer la texture de sa peau la rendre plus rêche jusqu’à ressembler à du corail. Ou brillante comme de la soie.
Ici, l'expérience de la perte est une expérience géographique plutôt qu'émotionnelle. Les îles sont un aimant pour la perte.
Tous les matins, je sors du lit et je souris involontairement au paysage. C'est un dessin au fusain qui va de la tache noire au gris cendre. Le rivage écroulé. Le granit des îlots proches. La déroute éclair des souris. Les nuages vaporeux. Les phoques à la teinte ardoise. Les baleines qui voguent au large comme des sous-marins. C'est un monde dénué de couleur, et pourtant, je lui trouve la beauté d'un arc-en-ciel.
Par moments, j’ai l’impression d’être droguée, à errer le long du rivage en affichant un sourire idiot, l’appareil photo brandi. J’envisage chaque image comme une bénédiction. [...] À l’avenir, quand les gens regarderont mes photos des îles, ils verront ce que j’ai vu. Ils se tiendront au même endroit que moi, entourés de cet océan. Peut-être éprouveront-ils même un peu de l’allégresse qui m’a saisie ici.
La voix de Tucker résonnait dans mon esprit : Mets un humain et un tigre dans un espace fermé. Juste deux animaux ensemble. Tu verras rapidement quelle est notre place.
Cela semblait pourtant important. C’était ce que créait le recul ; il n’y a que rétrospectivement que l’importance et l’intuition de ces instants font sens. La dernière étreinte. Le dernier au revoir.
Si Dieu a bien créé le monde, il semble avoir délégué le façonnage des îles Farallon à son beau-fils encore mineur qui, en plus, s'est servi d'une mauvaise argile.
- Il y a une raison à tout ce qui arrive, déclara Cora. Les animaux perdent leur maison et leur famille tout le temps. Les êtres humains apparaissent et leur prennent tout. C’est ça, l’extinction de masse. Et c’est ce qui s’est passé pour nous aussi. La tornade nous a tout pris. Tu vois ? On l’a vécu, Darlene. Maintenant, on sait.
Toujours aussi difficile d’avoir la notion du temps sur ces îles. Les calendriers, les horloges – tout cela semble bien arbitraire. Une construction artificielle. Ces lieux ont quelque chose d’intemporel. Le passage des saisons ne dépend pas de la météo, mais des animaux. L’hiver est là quand les baleines et les éléphants de mer donnent naissance à leurs petits. L’été est là quand les oiseaux nidifient. L’automne appartient aux requins. La nuit ne suit pas le jour, pas vraiment – cela impliquerait que l’un arrive avant l’autre. Non, le jour et la nuit fonctionnent plutôt comme une grande vague dont la base serait une aube étincelante qui déferlerait à travers un long après-midi doré et dont la crête serait le soir allant se fracasser contre l’obscurité, après quoi tout recommencerait. Pour moi, le temps sur les îles est une entité indépendante qui ne connaît pas de variations.
Il n’est pas toujours possible de s’approcher par bateau, ces jours-ci. La mer est déchaînée, gronde contre la rive. Impossible d’abaisser en toute sécurité la Cantine dans des vagues pareilles, même chose pour le Janus. L’écume est projetée contre les rochers en gerbes cendrées. Des fois, on a l’impression que l’océan brandit une main hors de l’eau pour essayer d’entraîner l’île du Sud-Est dans les profondeurs.
Chaque fois que nous nous souvenons de quelque chose, nous le transformons. Ainsi fonctionne notre cerveau. J’envisage mes souvenirs comme les pièces d’une maison. Je ne peux pas m’empêcher de les modifier quand j’entre à l’intérieur – je laisse des traces de boue par terre, je bouscule un peu les meubles, crée des tourbillons de poussière. Avec le temps, ces petites altérations s’additionnent.
Les photos accélèrent ce délitement. Mon travail est l’ennemi de la mémoire. Les gens s’imaginent souvent que prendre des photos les aidera à se souvenir précisément de ce qui est arrivé. En fait, c’est le contraire. J’ai appris à laisser mon appareil au placard pour les événements importants parce que les images ont le don de remplacer mes souvenirs. Soit je garde mes impressions à l’esprit, soit j’en fais une photo – pas les deux.
Se souvenir c’est réécrire. Photographier, c’est substituer. Les seuls souvenirs fiables, j’imagine, sont ceux qui ont été oubliés. Ils sont les chambres noires de l’esprit. Fermées, intactes, non corrompues.
À ma plus grande surprise, ça y est. En fait, c’est arrivé ce matin : je me suis réveillée à l’aube et les îles m’étaient familières.
J’ai déjà vécu ça lors de mes voyages précédents, mais ce plaisir ne s’émousse pas. Dans le désert il m’a fallu un moment pour m’adapter à l’air sec comme de l’amadou. Sous les tropiques, il m’a fallu du temps pour m’habituer à l’odeur puissante des arbres, aux averses aveuglantes de pluie chaude. Une fois, j’ai passé une semaine dans une grotte pour prendre des photos de chauves-souris. Même là, j’ai fini par m’habituer à l’odeur du guano, au ploc ploc de l’eau, à la façon dont l’obscurité semblait ramper vers moi sur les murs. Le processus d’acclimatation est toujours le même. Ce qui est inconnu devient familier – ce qui était étrange devient ordinaire – les viscères luisants du monde sont retournés comme des gants.
C’était un après-midi ensoleillé, sans un nuage, le ciel d’un bleu presque douloureux. L’océan était si plat que sous certains angles la profondeur de champ disparaissait. On aurait cru que l’eau avait été suspendue sur un fil à linge comme une couverture, un pan de tissu vertical.
On dit que le temps ralentit dans des moments de stress très intense. J’ai fait quelques recherches sur le sujet, et en fait, ce qui se passe, c’est que la mémoire devient incroyablement fidèle. En temps normal, l’esprit ne se raccroche qu’aux images et aux événements importants. Nous nous souvenons des grandes choses et oublions les petites. En situation de stress, toutefois, notre cerveau stocke tout. Le temps s’écoule à la même vitesse que d’ordinaire, mais avec le recul, le souvenir devient photographique. C’est comme si la trotteuse avait ralenti, comme si nous étions capables de voir le monde qui nous entoure dans des détails aussi fantastiques que précis.
J'ai entendu la rumeur distante des océanites qui chantaient. Le bruit venant de l'extérieur était presque symphonique - la basse profonde de la mer, le vent qui gémissait comme un violon, le soprano des phoques, le piccolo des oiseaux. Une musique sauvage.
Le corps et l'esprit ne marchent pas l'un sans l'autre : la pensée devient émotion qui devient sensation qui devient sens qui devient chair. Mais pendant la majeure partie de ma vie, j'ai été sans racines, sans amarres, un fantôme. Un être de pensée, sans corps. J'ai été cette personne constituée de sentiment artistique et de chagrin.