Citations de Agustin Gomez-Arcos (89)
Pour les gens qui n'ont pas à souffrir de la vieillesse, de la pauvreté ou de la laideur, ceux qui se rendent toujours à un endroit précis et honnête comme la mairie, le cimetière, l'église ou chez des amis, pour ceux-là la route est toute tracée.
Comment saurait-elle qu'on naît à la mort comme on naît à la vie, dans l'innocence, dans l'effort?
Elle est pauvre. Honteusement pauvre. Une mendiante.
Ta vérité, Ana Paucha, elle est bien simple. Il faut que tu commences à être. C'est ça ta vérité.
Contrairement à ce que disent les gens, Ana Paucha sait à présent qu'entretenir les souvenirs d'enfance c'est appeler la vie. Ou plutôt rappeler.
Le rire a lui aussi son côté mauvaise langue.
... des maçons construisaient un mur autour d'un village, "pour masquer son état de délabrement", expliqua quelqu'un. Eviter au touriste la vue de la misère. Tout un programme. "Ils n'en ont rien à branler les touriste ! C'est notre misère !"
Puisqu'on forçait les gens à devenir aveugles, se dit l'enfant, il n'avait pas à se faire trop de souci ; nul ne remarquerait un aveugle de plus dans un monde où voir n'était pas autorisé.
Je ne savais pas grand chose de la première République qui s'était pourtant faite de mon temps. A l'époque, la politique, C’était une affaire d'hommes. Je n’en ai pas gardé de souvenirs.
La deuxième, en revanche, si. Je l'ai vue s'épanouir sur le visage de Pedro Paücha comme un sourire indélébile, comme une seconde âme qui se serait collée à ses traits, et fleurir lentement dans le corps et l'esprit de mes trois fils Paücha. Ils étaient républicains. Des hommes nouveaux, une autre race d'hommes qui allaient un jour accomplir des exploits inédits et, qui sait, des miracles. Des miracles humains, ils insistaient fermement sur ce point, autrement dit des hommes sans Dieu, libérés du joug éternel.
Plus loin, les oliveraies. Leur vert-de-gris tournait à l'argenté sous le soleil, mer d'argent s'étendant à perte de vue, ponctuée d'amandiers au vert plus suave, que l'abondance de fruits jaunissait à distance : des bateaux verdoyants que la paresse du vent aurait immobilisés dans un océan d'acier poli.
Elle a déchiré l'enveloppe et déplie lentement le télégramme adressé à son nom : Paula Pinzon Martin, qui n'est plus son vrai nom. Ni son faux nom. N'est plus son nom.
Elle lit.
- C'est donc arrivé, murmure-t-elle.
Sa bouche s'entrouvre, laissant échapper un soupir qui, discret s'arrête au bord des lèvres.
Enfin ! pense-t-elle.
Un cri. Son cerveau hurle l'événement. Car c'en est un. Un gros. Quoi de plus exaltant qu'une mort de longue date attendue ?
Le raz de marée déferle, multicorps et multifaces, vociférant une clameur de fin du monde, gagne la place d'Espagne où, aveuglés par les crottes sans cesse renouvelées des pigeons citadins, pétrifiés sur leur piédestal, Don Quichotte et Sancho Pança regardent sans les voir leurs héritiers.
Le raz de marée se gonfle, grossit de partout, s'agite de banderoles et de pancartes vindicatives. Ana Paücha se sent prisonnière d'un brusque tourbillon de sueur et de cris? Et d'odeurs. Elle ouvre les yeux pour tâcher de comprendre ce qu'elle fait là, attentive à tout événement, tout signe. Elle n'a plus le droit de se cacher derrière son ignorance. C'était bon du temps où elle n'était qu'une vieille femme illettrée dont la mort seule justifiait la vie. Fini le confort de la misère.
Les faits sont clairs, consternants. Elle, Ana Paücha, dite Ana la rouge, participe physiquement à une manifestation de soutien au caudillo d'Espagne contre la malveillance de l'opinion étrangère, des agissements souterrains de l'ennemi intérieur.
Ce sont les rêves qui nous permettent de vivre avec un peu de dignité.
Contrairement à ce que disent les gens, Ana Paucha sait à présent qu'entretenir les souvenirs d'enfance c'est appeler la vie. Ou plutôt rappeler.
Elle ne répond pas. Elle enveloppe sa blanche tête guerrière (une colombe?) dans son foulard encore humide. Le soleil le sèchera comme il faut, se dit-elle. Pas seulement le foulard, les pensées aussi.
Dans ce monde de borgnes et d’aveugles, qui, hormis le chat, aurait la faculté de voir dans les ténèbres ?
Il a été dit que, femme, elle ne pourra jamais être soi-même, qu’elle n’en a pas le droit. Un corps dépendant du bon vouloir des hommes.
Le corps de la femme est de la poudre, celui de l’homme le feu ; ainsi revient-il à la femme de se garder du feu, de l’esquiver, de ne l’approcher ni l’aviver. L’homme est souvent aveugle, c’est humain et compréhensible. Sa puissance virile le porte à la destruction en même temps qu’à l’héroïsme ; c’est dans l’ordre des choses ; là réside sa grandeur. Il est fait pour semer, procréer, il est doué de cette force fatale et merveilleuse qui fait tourner le monde. La nature sait bien ce qu’elle fait qui, dès l’âge de dix ans ou peu s’en faut, l’a pourvu de ce pouvoir
La perte de la virginité, seul trésor de la femme, c’est pour toujours !
Aucun autre homme ne pourra lui voler ces frissons qui parcourent le corps de sa fille, ce courant d’énergie en éveil qui le fait rajeunir de vingt ans. C’est l’apanage du père, le salaire mérité du géniteur. Ce blé en herbe, dont il devine l’impatience à devenir épi, à monter en graine, c’est lui qui l’a semé ; il est donc juste qu’il soit le premier à y goûter, à s’enivrer de sa saveur.
On ne gagne rien à se faire des idées. Tu pousses, c’est tout. Comme je viens de te le dire, le temps a ses règles, ses jours passent un à un, non deux à deux. Pour nous c’est pareil, il ne faut pas brûler les étapes ; plus on a hâte de grandir, plus on vieillit.