Retrouvez votre coffret grand format du mois de février 2019 :
https://www.lagriffenoire.com/100771-coffret-coffret-histoire.html
Ce coffret est composé de 3 livres :
Les amis de Aja Gabel et Cyrielle Ayakatsikas aux éditions Rivages
La Goûteuse d'HitlerLa Goûteuse d'Hitler de Rosella Postorino aux éditions Albin Michel
Requiem pour une République de Thomas Cantaloube aux éditions Gallimard
La culture décontractée !!!!!
ABONNEZ-VOUS A NOTRE CHAINE YOUTUBE ! http://www.youtube.com/user/griffenoiretv/featured (merci)
La boutique officielle : http://www.lagriffenoire.com
#soutenezpartagezcommentezlgn
Merci pour votre soutien et votre amitié qui nous sont inestimables.
@Gérard Collard @Jean-Edgar Casel
+ Lire la suite
Daniel se plaisait à dire qu’il y avait de la logique dans la souffrance. Il avait besoin d’y croire parce que si le monde répondait à cette logique, il pouvait le maîtriser. Il pouvait s’élever. Il étudiait les partitions de manière obsessionnelles, avec des surligneurs et des crayons de différentes couleurs, relevant les motifs et les changements de ton, cherchant l’ordre dans la musique. S’il avait pu représenter l’amour par un graphique, il l’aurait fait. Le chagrin est conçu pour évoluer, disait-il. Tomber amoureux, c’était un choix. L’amour ça se mérite.
« Et puis, il y avait ces trois personnes dont l’une l’avait frappé en plein visage la veille. Comment se faisait-il que ces personnes terribles et magnifiques vaillent la peine qu’il sacrifie des domaines entiers de sa vie? Tous les quatre – autrefois des gens ordinaires qui ne s’étaient pas encore choisis, interagissant de manière ordinaire avec d’autres gens ordinaires – formaient-ils à présent un monstre merveilleux, inextricablement attachés les uns aux autres, retenus par des liens tissés au fil du temps, leurs respirations entremêlées? »
Elle était triste, et elle s’en voulait d’être triste. Elle n’aimait pas désirer ce qu’elle n’avait pas décidé de désirer, tout comme elle n’aimait pas qu’on lui refuse ce qu’elle n’avait pas vraiment convoité au départ. Elle estimait qu’on avait déjà assez de raisons d’être triste sans émailler notre vie de désirs non satisfaits. Celui d’avoir une main gauche légèrement plus large, par exemple, ou un meilleur violon. Celui d’avoir encore ses parents.
L’amour est inexact, dit celui-ci. Ce n’est pas une science. C’est tout juste un nom. Il n’a pas la même signification selon les instants. Il ne veut rien dire. Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour célébrer l’absence de sens. Nous sommes réunis ici aujourd’hui pour écouter l’ineffable. Je suis censé m’expliquer, mais j’en suis incapable. Je vous aime, c’est un mystère. Et parce que c’est un mystère, nous devons le protéger. En prendre soin. Il ne peut pas disparaître, mais nous ne pouvons pas le ligoter. Nous pouvons simplement l’attacher à quelqu’un d’autre. A d’autre gens. Ce qui fait que le monde est un entrelacs géométrique de cordes reliées les unes aux autres: la mienne attachée à toi, et à toi, la tienne attachée à lui, et à elle, et la sienne à quelqu’un d’autre. Je vous aime c’est un mystère.
Elle n’avait jamais aimé la bouche de quiconque auparavant, n’avait jamais vraiment pensé à la bouche des hommes, mais celle de Daniel – tour à tour en forme d’arc ou retroussée –, comment pouvait-elle ne pas être érotique ? C’était la marque de sa soumission, d’une beauté indisciplinée à laquelle il prenait part.
Ce serait donc ainsi qu’elle serait proche de lui. Elle se dit que c’était aussi bien, probablement mieux. Quelle autre femme ordinaire, qui ne fasse pas partie du quatuor, pouvait partager cette intimité avec lui, connaître son corps de cette manière ?
‒ J’ai envie de me soûler au point d’oublier que c’est arrivé.
‒ Mais après tu devrais de nouveau tout te rappeler. C’est le fait de se souvenir qui tue, pas le fait de savoir.
Il avait été une figure incontestée du campus, plus jeune que tout le monde, plus grand que tout le monde, meilleur musicien que tout le monde et toujours prêt à jouer, n’importe où n’importe quand. Il jouait avec l’assurance que seuls possèdent les prodiges. Un jour, elle l’avait vu déchiffrer du Stravinsky au violon alors qu’il était quasiment ivre mort, et le jouer avec une justesse et une beauté qu’elle n’égalerait jamais du premier coup. L’idée d’échouer ne l’avait jamais effleuré.
Depuis, elle était seule. Sa solitude lui apparaissait à la fois comme le résultat de sa propre obstination (quelque chose qu’elle s’infligeait elle-même) et comme un fardeau à porter (quelque chose que les autres lui infligeaient). Au bout d’un certain temps, elle commença à avoir le sentiment d’être totalement incomprise et, plus les mois s’écoulaient, plus elle était confortée dans cette idée.
(…) la solitude avait creusé un canyon si profond et si large qu’il engloutissait la moindre possibilité amoureuse. Au bout d’un moment, il lui parut plus simple d’aller se coucher tôt avec un livre ou un film et un puissant somnifère, éventuellement un verre de vin si elle était allée courir ce soir-là, et de s’endormir dans le léger chagrin qui, un jour, lui semblerait si ordinaire qu’elle pourrait le confondre avec du bonheur.
Daniel était étonnamment séduisant. Il était à la fois petit et massif, un peu râblé, mal fichu mais doté d’un visage curieusement gracieux. Il y avait quelque chose de compact et d’irréfutable dans son corps, tout y était parfaitement tassé. Une allure rayonnante et badine, légère et menaçante comme un virevoltant dans un western, susceptible de se détacher et de filer brusquement. Mais il était toujours entouré de filles, même si elles passaient trop brièvement dans sa vie pour le marquer, et Brit soupçonnait que sa méthode du pêcheur qui remet ses prises à l’eau se poursuivrait longtemps après qu’il l’aurait relâchée.
Il n’y avait pas de place pour l’amour dans le quotidien de Daniel qui devait gagner sa vie tout en étudiant ; il travaillait au noir dans un bar du Castro, jouait pour des mariages quand il le pouvait et donnait des cours d’initiation au violoncelle à des gosses de riches de Pacific Heights. C’est une histoire d’amour : d’accord, très bien, mais encore ?
Évidemment que c’est une histoire d’amour, se disait Brit qui voyait de l’amour partout. Dans cette note-ci, et puis celle-là, dans cette joyeuse contre-mélodie, l’harmonie qu’elle jouait au second violon, l’intangible collectif, la connivence audible.