Alain Berenboom nous parle de « Délires » d'André Baillon.
Lien vers le livre : https://www.espacenord.com/livre/delires/
De qui ai-je hérité mes émotions, mes envies, mes peurs et mes aspirations ? Et que m'ont légué mon père et ma mère ? D'eux, je ne sais rien. Ils ne m'ont rien dit ou si peu et je n'ai jamais eu la curiosité de les interroger, avant de fouiller leurs archives comme si j'essayais de m'arracher les ongles à soulever leurs pierres tombales.
Ce n'était qu'un prélude : là où l'on brúle les livres, on finit pa brûler les hommes.
Heinrich Heine
Un vieux café avec des banquettes en bois, des grands miroirs au mur, couverts de publicités pour différents alcools sans intérêt et pour la gueuze Mort Subite. Allez, une bonne adresse ! La gueuze contenait exactement la quantité de grenadine nécessaire, ni plus, ni moins. Des gourmets.
Que m'a-t-il enseigné d'autre sur le judaïsme ? Pas grand-chose. Il préférait parler du peuple juif. Ce peuple, maltraité, torturé, ridiculisé par son Dieu, qu'il ne cesse pourtant d'admirer. Quand on n'est pas content d'un vendeur, d'un médecin ou d'un ouvrier, on en change. Mais pas le peuple élu qui s'obstine jusqu'à la folie à servir un dieu inefficace, grognon et méchant. Chémâ Yisraël ... De temps en temps, un Juif se met à douter. Tant de persécutions, de massacres, de misère ; plus nous prions, plus nous obéissons à Ses commandements, plus nous sommes punis. N'y a-t-il pas là un paradoxe ? Le rabbin a vite fait de donner une réponse à ses vacillations : « Comment se fait-il qu'Israël prie et ne soit pas exaucé ? C'est parce qu'il ne sait pas comment demander ». Autrement dit : voici la réponse, mais quelle est la question ?
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La friture de la place Jourdan n'a jamais obtenu de Monsieur Michelin les trois étoiles qu'elle aurait méritées. Qu'attend donc Bibendum pour plonger ses gros doigts boudinés dans le sachet de papier goudronné, rempli à ras-bord des meilleures frites de Bruxelles - donc du monde - dorées, croustillantes, recouvertes de gros sel marin et d'un pickles aussi que le vent d'octobre sur la jetée d'Ostende ?
Rien ne lui faisait davantage plaisir que d’accueillir une cliente désespérée. Il l’écoutait sans l’interrompre égrener la liste de ses malheurs. Son mari était devenu amer, sourd, agressif et accessoirement alcoolique. Il perdait ses cheveux, avait mal au ventre et d’affreuses rougeurs sur le visage. […]. Dès qu’elle avait fini de gémir, il se redressait et méditait quelques instants « Revenez demain, je pense avoir la solution à vos souffrances. » Le lendemain, il remettait à la dame, avec la discrétion d’un dealer, une bouteille remplie d’une substance bizarre, un peu gélatineuse, rouge, à boire trois fois par jour avant les repas ― « Attention AVANT ! Sinon, ne vous plaignez pas qu’elle reste sans effet. »
Je ne sais si mon père avait lu Knock mais, comme les patientes de Jules Romains, la cliente revenait quelques jours plus tard, les yeux humides et reconnaissante : « Il est guéri ! Même vot’ remède lui a débouché les oreilles ! »
Arrivée en Israël au début des années cinquante et bien décidée à reconstruire sa vie en effaçant le passé, Frania était tombée un soir sur Mishka, son amour d’enfance, à qui ses parents l’avaient arrachée jadis pour l’obliger à épouser Aba, mon terrible grand-père. Mishka, l’éternel regret de sa vie, qu’elle croyait parti en fumée comme à peu près toute la famille, se retrouva ― par magie ? ― devant elle, un verre à la main, chez de vague amis qui l’avaient invitée à diner. Comme s’il l’attendait depuis toujours. Le mariage de Frania et de Mishka fut célébré quelques semaines plus tard dans l’euphorie et l’émotion. Mais comme l’histoire de Loth l’a montré, il vaut mieux ne jamais se retourner. Frania aurait mieux fait de relire se passage de la bible qu’Aba lui avait si souvent cité, cruelle ironie. Frania ne fut pas heureuse avec Mishka.
Maurice, ami de son père. On leur apprenait le français et le néerlandais, mais surtout pas les langues qui avaient mené à l’Holocauste, le yiddish ou le polonais, symboles d’un passé gommé.
Ah ! Les femmes de la Bible ! Il y en a tant et elles sont si belles ! Mon enfance fut comblée, bien plus que mon adolescence. : ce n'est pas chez Jules Verne ni chez Tintin que j'aurais pu apprendre à les aimer. Rachel aux yeux tendres, Bethsabée qui ne fait pas un geste pour protester quand son amant, le roi David, envoie au front son mari, le brave Ulric, façon de s'en débarrasser sans se salir les mains. ("Placez Ulric à l'avant, au plus fort de la mêlée, et abandonnez-le pour qu'il soit frappé à mort.") Stupide Ulric qui a choisi la carrière militaire ! Dalila qui, à force de séduction, pénètre les secrets de Samson, son mari, et le livre à ses ennemis. Yaël, si belle que le chef ennemi ne résiste pas quand elle l'invite sous sa tente et qu'elle lui enfonce un clou dans la tête. Ce qu'elles m'ont grisé, les femmes de la Bible ! Enveloppées, dans la mémoire, de parfum aux consonances si mystérieuses qu'elles se mêlent à l'odeur même du Livre. L'exemplaire de mon père sentait la vanille et la farine. Le livre refermé, il le rangeait, je ne sais pourquoi, près de la boîte à gâteaux, si bien que la lecture de la Bible le dimanche matin avait déjà le goût du dessert. Et de la Méditerranée.
Protégé par les bâtiments modernes, insonorisés et conditionnés de Nestlé, je ressens la grandeur de notre pays. Celle d'un empire de l'argent qui n'a pas besoin de la pierre comme carte de visite. La Suisse ne doit pas ériger de trompe-l'oeil pour établir sa puissance parce qu'elle est vivante. A- t-on jamais vu un Suisse passer clandestinement la frontière pour travailler en Italie ?