Alexandre Seurat

Nous ne disons rien, les lumières des réverbères défilent, petites boules lumineuses qui jalonnent les rues, mes yeux sautent de l'une à l'autre.

Je n'ai pas besoin qu'on me dise pourquoi Dreyfus a trahi. En psychologue, il me suffit de savoir qu'il est capable de
trahir et il me suffit de savoir qu'il a trahi. L'intervalle est rempli. Que Dreyfus soit capable de trahir, je le conclus de sa race.

Il a fallu, je ne sais comment, qu'ils se réconcilient, son compagnon et elle. Elle s'était mise à prendre la voiture pour disparaître parfois de longs après-midi. D'abord elle me laissait la petite, puis elle a pris la petite, et je restais seule à la maison, qui jamais ne m'a paru si grande, et seule, je regardais les arbres par les fenêtres, leurs feuillages silencieux, et je sentais venir quelque chose d'imprécis encore, mais contre quoi je ne pourrais rien. Une chose imminente, qui ne me disait rien de bon, et sans que je puisse comprendre encore de quoi il s'agissait, je devinait qu'elle serait inéluctable - une chose contre laquelle je m'étais défendue et j'avais défendu Diana, mais ça ne servait à rien, tout ce que j'avais fait n'aurait servi à rien.

LA GRAND-MÈRE
Jamais je ne me suis sentie aussi seule qu'avec ma fille aînée à la maison, après qu'elle eut abandonné sa fille. On ne se parlait plus, et dans cette solitude un vide grandissait qui nous happait toutes les deux. Il y avait la gêne, une incompréhension, et quelque chose de plus qu'une incompréhension, comme une hostilité. J'aurais voulu que le silence lui fasse honte et fore en elle un tunnel de mauvaise conscience, que le silence change son attitude imperméable à tout - mais elle restait là, passive, ne faisant rien, ne disant rien, et à mesure que s'écoulait le délai où elle pourrait reprendre l'enfant, elle paraissait attendre, vivant à coté d'elle même, à côté de sa propre existence, de ce qui lui arrivait, nous arrivait à toutes les deux.

J'ai invité sa sœur cadette à venir à la maison, avec sa fille et ses garçons - mais d'abord elle était réticente, "avec tout ce qui s'est passé", disait-elle. Alors j'ai insisté, que cela ferait le plus grand bien à son aînée, un peu d'animation dans la maison, c'est à dire que je pensais que cela lui ferait du bien - que cela lui donnerait envie de reprendre l'enfant, que ça réveillerait son "instinct maternel". Je pensais que de voir la fille de sa sœur cadette, ça lui rappellerait l'enfant que, pour quelques semaines encore, elle pouvait reprendre, pour en devenir la mère, enfin. Mais ça ne s'est pas passé comme ça. Ça ne s'est pas bien passé.

Un matin, l'instituteur de Diana est venu me voir, très inquiet, il fallait que je voie Diana: comme elle boitait, il l'avait prise à part au moment de la recréation.
Qu'est-ce qui ne va pas avec tes pieds Diana ? - Rien, je me suis fait un peu mal. - Tu t'es fait mal Diana ? Comment tu t'es fait mal ? - C'est presque rien, j'ai juste un peu marché sur un sol piquant. - Sur un sol piquant, Diana ?

L'INSTITUTRICE
Quand j'ai vu l'avis de recherche,j'ai su qu'il était trop tard.Ce visage gonflé, je l'aurai reconnu même sans son nom--ces yeux plissés, et ce sourire étrange--visage fatigué, qui essayait de dire que tout va bien ,quand il allait de soi que tout n'allait pas bien,visage me regardant sans animosité, mais sans espoir,retranché dans un lieu inaccessible, un regard qui disait TU NE POURRAS RIEN,et ce jour là, j'ai su que je n'avais rien pu.( Page 11).

C'est son amie qui m'avait appelé et laissé un message ( Je n'appelle plus personne).J'avais laissé sonner. Je revois seulement les lumières d'en face ,de l'autre côté de la cour,petits cubes colorés dans la façade,pendant que ma voix enregistrée débutait mon message( ses intonations que je détestais.)Alors la sienne à elle ,claire,vive ,a surgi par-dessus le chuintement de la bande --et à nouveau le silence,son épaisseur.j'avais dû pressentir qu'elle appellerait : je savais qu'elle voyait souvent mes parents, depuis la mort de mon frère. Mais je ne voulais plus rien avoir à faire avec eux ,et puis quelle chance y avait -il qu'elle s'approche de l'espace de réprobation où je m'étais mis?.

...Si tu ne voulais pas tu n'avais qu'à le dire ...

Je ne suis quand même pas responsable de ce qui se passait dans ces camps de transit, dans ces convois, ni dans leurs lieux de destinations, à l'autre bout de l'Europe. Il sourit (le silence paraît grandir). Cela ne me concerne en rien. Puis il finit par dire, Je n'ai fait que mon devoir, avant de se taire un temps, puis il ajoute, Je n'ai fait qu'appliquer la loi.

Je voudrais pousser devant moi des mots qui diraient plus que je n'ai jamais dit, des mots qui seraient capables de nous soulever tous, je ne les trouve pas.

J'ai fixé un rendez-vous aux parents le mois suivant de cette petite, dans le cadre des examens obligatoires. Le père est venu seul avec sa fille, la mère venait d'accoucher de leur quatrième.

La semaine suivante, un jour que les cheveux de Diana étaient lâchés au lieu d'être relevés en queue de cheval comme tous les autres jours, j'ai vu qu'elle se frottait souvent au niveau de la nuque, alors au moment de la recréation je l'ai retenue et je lui ai dit, tu as mal à la nuque ?, et très vite, presque sans réfléchir, j'ai mis ma main sous l'occiput, et j'ai senti l'enflure, une protubérance. Elle s'est légèrement tendue, alors je lui ai dit, Ça fait mal là ?, elle a levé la tête vers moi, Presque pas. - C'est venu comment ? - Je suis tombée. - Tombée ? - Oui oui.

Je l'ai regardé, et j'ai failli lui dire qu'elle n'aurait jamais pensé à ce que j'aurais pu faire pour elle, et que je ne ferais rien pour elle, puisque c'était fini. Mais j'ai rien dit. (p.117)

"Le monde défilait, loin de lui, sans lui, et il ne savait pas comment le rattraper" ....

Son corps était couvert de traces, de bleus, de cicatrices, de brûlures, de tailles diverses, et plus ou moins anciennes- dix-neuf en tout.

"J'aimerais pouvoir dire que je l'aimais comme une sœur, mais elle n'en était pas une pour moi, puisqu'elle n'était rien..."

D'autres s'en chargeront, on a fait de notre mieux.

J'ai cessé d'enseigner - la décision, c'est ce qu'il y a de facile, le soulagement de rompre, de se dire, "Plus rien ne sera plus pareil", tout brûler compense les regrets qui vous brûlent, il y a une ivresse.

Paralysée en raccrochant, parce que je n'avais pas fait ce qu'il aurait fallu, pas dit ce qu'il fallait comme il fallait.