Alexis Jenni

Je suis le narrateur, c’est moi qui raconte l’histoire, la seule qui vaille, l’histoire d’amour. Lui, c’est Noé. Il est mon ami, je suis le sien, nous n’en avons pas tant, nous sommes l’ami l’un de l’autre et nous n’avons pas besoin de plus. Je raconte sa vie avec Felice, qui est son amie, son amante, sa femme. Jusque-là, je ne m’approchais guère des sentiments, je m’en méfiais dès que l’on commençait à les nommer, croyant ainsi les faire exister.

Muir a vu des nègres en ville, il les a trouvés joyeux et insouciants, faisant beaucoup de bruit et peu de travail, mais très bien élevés, extrêmement polis, ôtant leur chapeau dès qu'un Blanc est en vue. Ce sont là ses propres mots, les mots naïfs de qui n'a jamais vu de Noirs, et n'en connait que ce qu'en dit la rumeur, mais il les regarde avec bienveillance, bavardant avec l'un et l'autre au fil des rencontres, s'étonnant avec candeur de leur intelligence tout à fait normale. Même bienveillant, on n'échappe pas à son temps. p.90

... il décida de ne plus attendre, car l'avenir peut disparaître en un instant et n'avoir jamais lieu. p.80

Et puis comme dans Le foin qui presse, cette chanson de Gaston Couté où, au soir de ces noces, la jeune mariée doit en toute hâte ôter sa robe et prendre la fourche, car l'orage menace et il faut rentrer le foin, comme sur elle, cette malheureuse "esclave de la terre jalouse qui commença par lui voler sa première nuit d'amour", l'agriculture s'abattit brutalement sur les jeunes Muir. p.57

D'où lui vient cet intérêt pour la mort ? [...] d'une intuition aiguë des mécanismes de la Nature où vie et mort s'interpénètrent et s'entreconditionnent en un cycle en rotation permanente. p.52

Il reconnaissait le tambourinage de la perdrix, le chant d'amour de la bécassine sourde, le rouge-gorge commun et le moqueur roux, les goglus exubérants, le carrousel à épaulettes et la sturnelle des prés. Les oiseaux ont toujours eu des noms importables, ils sont comme les instruments rares d'un orchestre de musique ancienne au complet, qui jouent sans jamais s'arrêter en inventant de nouveaux sons. p.49

Muir est l'ancêtre légendaire de toutes les explorations ,de toutes les joies du premier pas dans la nature ,quelle que soit l'ampleur de ce pas.Dans un panthéon de figures mythologiques ,il serait le dieu des enfants curieux ,le dieu des enfants heureux de gambader dans l'herbe et de grimper aux arbres ,il serait le saint protecteur de la joie d'aller dans le monde en courant .

[...] il y a la Création, harmonieuse en elle-même, et l'homme qui vient la troubler, quelles que soient sa race, son ancienneté et sa culture. L'homme est partout homme, il est toujours un intrus.

J'ai quand même consulté les cartes, les horaires de vols, le trajet précis de John Muir Trail, puis j'ai lu avidement les récits illustrés que l'on trouve sur les blogs de voyageurs, sans intérêt littéraire ni photographique, mais très informatifs, et puis je me suis dit que ça n'en vaudrait pas la peine, que cela ne me rapprocherait pas de mon sujet, parce que la tentation touristique est une impasse : le tourisme est un maléfice qui rend faux ce qu'il touche.

Se pratiquaient là les conséquences d'une extraordinaire découverte de psychologie cognitive, un principe simple et définitif, et tellement écossais: il existe une relation directe entre la peau et la mémoire, et vous cinglez la première, cela stimulera la seconde.

La biographie n’est qu’un jeu rétrospectif, le destin qui semble à l’œuvre dans la fabrique des grands hommes ne se lit qu’à l’envers.

la mort est tous les jours probable, mais jamais sûre.

Les hommes tuent et les femmes soignent ? Les hommes sont soldats et les femmes sont médecins ? Et alors ? Les uns versent le sang et les autres l’étanchent, il faut bien éponger ce qui a été versé, rafistoler ce qui a été cassé, réaffirmer un peu d’ordre quand le chaos menace. À l’homme l’arme, à la femme le pansement

Il faut rendre ici hommage au génie français. La pensée collective de ce peuple qui est le mien sait tout à la fois élaborer les systèmes les plus abstraits, les plus complets, et les appliquer à l’homme.

Alger nous tend les bras, grand amphithéâtre blanc teinté de rose, la ville arabe sans rue visible s’étale comme un glacier qui dévale la pente.

Il est lieutenant et je n'ai pas de grade, mais je suis tireur de précision du commando, je suis utile. Berthier m'avait trouvé un usage, et j'ai été équipé pour ça, j'ai un fusil Garand à lunette de visée, un étui de toile à fermeture éclair pour le protéger du soleil et du sable, et toutes sortes d'outils pour le nettoyer et l'entretenir, des boîtes de munitions où les balles sont plus longues et plus lourdes que celles qui entrent dans les fusils-mitrailleurs ; pour moi, une seule suffit. Je suis moi-même une arme, car c'est sur les hommes seuls que tout pèse, les fellaghas ont imposé cette forme primitive de guerre à une armée moderne. Ils nous font une guerre implacable, au ras du sol, au plus près du corps qu'ils découpent et martyrisent, alors nous utilisons leurs méthodes au superlatif, nous irons plus profond encore, nous ferons la guerre aux âmes, à retourner, à conquérir, ou à détruire. Qu'est-ce que je fais ici ? Je fais mon devoir.

Le petit garçon aimait le sérieux des loups, leur sérieux imperturbable, qui était pour lui un gage d’héroïsme, il aimait leur constance, leur absence d’efforts de séduction, et leur trot méthodique qui devait être celui dont ils usaient pour suivre leurs proies jusqu’à ce qu’elles s’effondrent, hors d’haleine, et que d’elles-mêmes elles tendent leur gorge pour qu’ils les sacrifient, sans jamais avoir accéléré. Le petit garçon aimait les loups. Même enfermés, à les voir il les imaginait libres.

Il était un petit garçon mais il avait déjà l’esprit méthodique, alors quand le séisme s’approcha en grondant, quand les murs tremblèrent davantage, quand la lampe s’éteignit et que coula sur eux une pluie invisible de petits gravats, il serra dans l’obscurité la main de sa petite sœur, et avec elle il fila.

Dans le bus, les gens ne se doutent pas de quelle bombe je suis le guide, ils me sourient, ils se poussent pour me faire de la place, le chauffeur me salue et attend gentiment pour fermer la porte, ils n’imaginent pas ce que je dépose parmi eux. Ils ne savent pas, mais le rayonnement les traverse et les atteint. Je sors mon mouchoir et lui essuie un peu de mousse au coin des lèvres, ça ressemble à l’écume que laisse le ressac sur le sable, c’est l’écume des paroles inaudibles qu’il murmure en permanence et que moi seul entends.
 

On ne devine jamais à quoi il pense, il n’en dit rien ; mais je sais. Quand je vois l’air mauvais qu’il prend, la crispation de ses traits, ses grimaces, je sais que les passants naïfs les prendront pour les protestations muettes d’un vieil homme laissé au soleil, je sais que l’on m’en voudra de ne pas le protéger – on m’en voudra ! à moi ! –, mais je sais qu’il rêve d’être debout, d’être en marche, violent ; assassin.