Citations de Anna Akhmatova (316)
Tes yeux de lynx, Asie,
Ont en moi décelé quelque chose,
Ont défié la part enfouie,
Née du silence -
Quelque chose d'aussi pénible et pesant
Que l'ardeur de midi à Termez.
Comme si toute l'arrière mémoire,
Lave bouillante,
S'était ruée dans ma conscience :
Comme d'aller boire mes larmes
Dans les paumes d'un autre.
Dès le début il m’avait semblé être
Le rêve de quelqu’un ou bien son délire
Ou encore un reflet dans le miroir d’un autre,
Sans nom, sans chair, sans raisons d’être.
Déjà je connaissais la longue liste des crimes
Que je devais commettre un jour.
Le mot est tombé comme une pierre
Sur mon cœur qui vit encore
Rien à dire. J'étais prête
Il faut bien vivre avec ça
"O, qu'elle m'était douce avec toi cette terre !"
p84 ( Edition Circé)
Confusion
3
Comme le veut la politesse
Il s'approcha. Sourit un brin.
Avec une douce paresse
Son baiser effleura ma main.
Antique et mystérieux prodigue,
Ses yeux plongèrent dans les miens...
Dix ans de cris et de vertiges,
Toutes mes insomnies, soudain
Je les ai mis dans un seul mot calme.
Mais j'aurais mieux fait de me taire.
Tu t'éloignas. Alors mon âme
Fut de nouveau un clair désert.
Février 1913
P43 (Edition Circé)
Premier avertissement
Que nous importe, en vérité,
Que tout se transforme en poussière,
Sur combien d’abîmes j’ai chanté,
Dans combien de miroirs j’ai vécu ?
Ce n’est pas un rêve, soit, ni un réconfort,
C’est tout sauf un bienfait du ciel,
Il se peut que tu sois obligé
De te rappeler plus qu’il n’est nécessaire.
Le grondement des poèmes qui se taisent,
L’œil qui se cache dans les profondeurs,
Cette couronne de barbelés rouillés
Au milieu d’un silence inquiet.
Troisième élégie
---Heureux celui qui aura vu le monde
---Dans les moments de haute destinée.
----Tiouttchev
Une époque farouche
M’a, comme une rivière fait rebrousser chemin.
On m’a imposé une autre vie. Elle coulait
Dans un autre lit, auprès d’un autre,
Je ne connais plus mes rives.
Oh ! j’ai manqué bien des spectacles,
Le rideau s’est levé sans moi,
Puis il est tombé. Combien d’amis
Vrais je n’ai jamais rencontrés,
Combien de profils de villes,
Auraient pu m’arracher des larmes :
Et je ne connais qu’une ville au monde,
Je m’y oriente à tâtons dans mes rêves.
J’ai écrit beaucoup de vers,
Et, comme un chœur mystérieux,
Ils rôdent autour de moi, et peut-être
Un jour m’étoufferont…
Je connais les débuts et les fins,
Et la vie après la fin, et aussi
Quelque chose que je ne peux pas me rappeler.
Une femme (laquelle ?) a occupé
La place qui était pour moi la seule,
Elle porte mon nom le plus officiel,
Elle m’a laissé un sobriquet, dont
J’ai fait tout ce que j’ai pu.
Ce n’est pas dans mon tombeau,
Hélas ! que je dormirai.
Mais quelquefois un vent espiègle de printemps
Ou le choc de deux mots au hasard dans un livre
Ou le sourire de quelqu’un m’entraine
Dans une vie qui n’existe pas.
Telle année, il s’est passé telle chose,
Telle autre, ceci… Voyager, voir, penser,
Se souvenir, entrer
Dans un nouvel amour comme dans un miroir
Avec le vague sentiment d’être infidèle,
Avec une ride qui, hier,
N’était pas là.
…………………………………………………….
Mais si de je ne sais où
Je jetais un regard sur ma vie d’aujourd’hui,
Je connaîtrai enfin l’envie…
Non, je n'ai pas pleuré toutes mes larmes
Elles se sont amassées en moi.
Depuis longtemps mes yeux n'en ont plus,
N'en ont plus aucune, et je vois le monde.
[Deuxième anniversaire]
J'ai beaucoup à faire aujourd'hui ;
Il faut tuer toute la mémoire.
Il faut que l'âme devienne pierre,
Il faut apprendre à vivre encore.
[Requiem - 7. Verdict]
Le saule
... le duvet fragile des arbres.
POUCHKINE
J'ai grandi au milieu de calmes motifs
Dans une fraiche nursery du jeune siècle ;
Je n'aimais guère la voix des hommes,
Mais je comprenais celle du vent.
J'aimais la bardane et l'ortie,
Et plus que tout le saule d'argent.
En reconnaissance il a vécu
Avec moi toujours, ses branches en pleurs
Semaient des rêves sur mes insomnies.
C'est étrange ! Je lui ai survécu.
Voici la souche ; les autres saules
Parlent aujourd'hui avec d'autres voix
Sous notre ciel, sous d'autres cieux.
Je me tais... On dirait que mon frère est mort.
C'est alors que, de tout ton calme, tu t'es approché de mon seuil.
Tout est en ordre : le poème gît
Et, comme il convient, il se tait.
Mais, si soudain l’idée s’échappe,
Elle frappera du poing à la fenêtre,
Et répondra de loin
A cet appel un bruit terrifiant –
Bouillonnement, gémissement, cri d’aigle –
Et la vision de bras en croix…
Car, même dans la mort bienheureuse, j’ai peur
D’oublier le fracas des paniers à salade,
Comment claquait la porte détestée,
Et la vieille hurlant comme un fauve blessé.
Déjà la folie, de son aile,
Couvre la moitié de mon âme.
Elle m’abreuve de son vin de feu
Et m’attire dans sa noire vallée.
Et, moi, j’ai compris
Que je devais lui céder la victoire,
Prêtant l’oreille à mon délire
Comme si c’était celui d’une autre.
Je ne viens pas charmer la foule
Avec la lyre de l’amoureux ;
C’est la crécelle du lépreux
Qui chante dans mes mains.
On m’oubliera ? Vous croyez m’étonner ?
On m’a oubliée cent fois,
Cent fois déjà je gisais dans la tombe,
Où, peut-être, je suis encore.
Le diable ne m’a pas trahi. Tout m’a réussi.
Voici des signes évidents de ma puissance.
Arrache-moi le cœur et jette-le
Au plus affamé des chiens.
Seigneur ! Tu le vois, je suis lasse
De ressusciter, et de mourir, et de vivre.
Prends tout, mais de cette rose vermeille,
Laisse-moi respirer encore la fraîcheur.
C'est le nord ici, et cette année j'ai choisi
L'automne pour ami.
Et j'ai appris comment s'effondrent les visages
Sous les paupières, comment émerge l'angoisse