Citations de Anna Akhmatova (316)
Enfant, déjà j'avais peur des masques.
Il me semblait toujours (et j'ignore pourquoi)
Que je ne sais quelle ombre indésirable
« Sans visage et sans nom », au milieu d'eux
S'était glissée...
Demande aux femmes de mon temps,
Bagnardes, " cent-cinq ", prisonnières,
Et nous te raconterons tout :
Que la peur nous abrutissait,
Que nous élevions des enfants,
Pour la prison, la torture et la mort.
Pinçant nos lèvres bleuies,
Hécubes devenues folles,
Cassandres de Tchoukhloma
Portant des couronnes de honte,
Nous serons un chœur de silence :
" Au-delà de l'enfer, il y a nous. "
POÈME SANS HÉROS, deuxième partie (strophes 24 & 25).
DEUX CHANSONS - LA SECONDE
Cette merveille de notre rencontre,
Etait lumière et chanson.
Je ne voulais plus
Aller nulle part.
C'était une amère douceur
Qu'un bonheur au lieu d'un devoir,
Je devais ne pas lui parler,
Et j'ai parlé longtemps.
Que les passions étouffent les amants,
Qu'elles exigent des réponses !
Nous n'étions plus, mon ami, que des âmes
Sur le bord du monde.
1956
« Je bois à la maison en feu,
A ma vie aux abois,
Et à la solitude à deux »
“Chaque jour il est un instant
Et trouble et chargé de menace.
A voix haute, les yeux somnolents,
je bavarde avec mon angoisse.”
LA PORTE EST ENTROUVERTE
La porte est entrouverte.
Les tilleuls frémissent…
Oubliés sur la table :
Une cravache, un gant.
La lampe fait un cercle de clarté.
Il y a des bruits que j’entends.
Pourquoi es-tu parti?
Je ne comprends pas.
Demain matin la lumière
Sera pleine de joie.
Cette vie est brève.
Sois sage, mon coeur.
Tu es à bout de force,
Tu bats plus sourdement.
Tu sais, je l’ai lu quelque part:
Les âmes sont immortelles.
Et quand il te sourit
Au jardin comme au champ,
Ou chez toi, il te semble
Partout que tu es libre.
Non, ce n’est pas moi. C’est quelqu’un d’autre qui souffre. Moi, je n’aurais pas pu souffrir autant.
Moi, comme un fleuve,
Une époque de fer m'a détournée.
On m'a changé de vie.
Elle a suivi un autre lit, vu d'autres paysages,
Et mes rivages me sont inconnus.
O combien de spectacles j'ai manqués,
Que de rideaux levés en mon absence et retombés!
Combien de mes amis je n'ai jamais croisés,
Combien de villes dont les contours
Auraient pu m'arracher des pleurs,
Alors que je n'en connais qu'une,
Que je saurais retrouver même en rêve
Et à tâtons.
Et combien de poèmes que je n'ai pas écrits:
Leur choeur secret,
Il rôde autour de moi, et un beau jour
Il se pourrait qu'il vienne m'étouffer...
Je connais tout, commencements et fins,
La vie après la fin, et quelque chose
Qu'il ne faut pas rappeler à présent.
Et quelqu'un d'autre,
Une femme inconnue a pris ma place,
Mon unique place,
Et porte ici mon légitime nom,
Ne me laissant qu'un surnom
Dont j'ai fait tout ce que l'on pouvait,
je le crois bien.
Ma tombe, hélas, ne sera pas pour moi.
Mais qu'une folle brise de printemps,
Ou deux mots dans un livre de hasard,
Ou le sourire de quelqu'un
M'entraînent soudain
Dans cette vie inaccomplie...
Cette année-là il serait arrivé ceci, et puis cela:
Partir au loin, voir et penser,
Se ressouvenir,
Entrer comme on ferait dans un miroir
Dans un amour nouveau,
Avec la sourde conscience de trahir,
Et une ride nouvelle,
Qui n'était pas encore là
Hier...
Si de là-bas pourtant
J'apercevais ma vie de maintenant,
Je connaîtrais enfin
L'envie...
Au seuil du printemps, il est certains jours
Où la prairie se repose sous la neige dense,
Où les arbres font un bruit gai et sec,
Où le vent tiède est tendre et moelleux,
Où le corps s'étonne de sa légèreté,
Où l'on ne reconnaît plus sa maison,
Où la chanson qui déjà lassait
On la chante avec émoi, comme neuve.
Printemps 1915, Stepnévo
LA VOIX DE LA MÉMOIRE
à O. A. Glebovaïa-Soudeïkina
Que vois-tu, regardant le mur d'un regard vide,
A l'heure tardive du crépuscule ?
Une mouette sur la nappe bleue de l'eau ?
Les jardins de Florence ?
Ou bien ce grand parc de Tsarskoe Selo
Où l'inquiétude a croisé ton chemin ?
Ou encore à tes genoux, celui-là
Qui pour la mort blanche a quitté tes liens ?
Non, je ne vois qu'un mur et sur ce mur
Les reflets d'un ciel qui s'éteint.
« notre séparation, je la supporterai
mais sans doute pas nos retrouvailles. »
Est-ce un masque, un crâne, un visage ?
Cette méchanceté de la souffrance
Seul Goya aurait su la peindre.
Celui qui n'a que peu de temps à vivre,
Qui ne demande à Dieu rien que la mort
Et qu'on oubliera pour toujours,
Fait les cent pas — il est plus de minuit —
Sous la fenêtre ; un réverbère impitoyable
Jette sur lui de pâles lueurs.
Voici venir — il l'attendait — rentrant chez elle,
Prenant dans l'autre sens le " Chemin de Damas ",
La belle masquée… Elle n'est pas seule !
Son compagnon n'a " ni nom, ni visage "…
Leurs adieux sont sans équivoque.
Première partie, Chapitre quatrième.
Demain l'aube m'éveillera,
Personne ne sera mon juge,
Et le ciel bleu, à ma fenêtre,
Se moquera de moi ouvertement.
POÈME SANS HÉROS, première partie.
Nous ne boirons pas dans le même verre
Ni l’eau ni le vin doux,
Nous ne nous embrasserons pas à l’aube,
Et le soir nous ne regarderons pas à la fenêtre.
Tu respires par le soleil, moi par la lune,
Mais nous vivons par le même amour.
Avec moi j’ai toujours mon fidèle et tendre ami,
Et toi ta joyeuse compagne,
Mais je comprends l’effroi de tes yeux gris,
Car c’est toi l’auteur de mon mal.
Que nos brèves rencontres restent rares.
Notre paix nous est ainsi gardée.
Dans mes vers, seule ta voix chante,
Dans tes vers souffle mon haleine.
Oh, c’est un feu de bois que n’ose
Toucher ni l’oubli ni la peur…
Et si tu savais comme j’aime en cet instant
Tes lèvres sèches couleur de rose !
Printemps. Le matin est ivre de soleil,
Plus net le parfum des roses sur la terrasse,
Le ciel a plus d'éclat qu'une faïence bleue.
Je vois le chemin jusqu'à la grille, les bornes
Se détachent en blanc sur l'émeraude du gazon.
Oh! Ce coeur est plein d'un amour exquis, aveugle.
Et quelle joie ! ces couleurs dans les massifs
Et dans le ciel le cri aigu du corbeau noir,
La voûte du cellier au profond de l'allée.
1 La Création
C'est parfois cela : une sorte de langueur,
Aux oreilles l'horloge sonne à n'en plus finir ;
Au loin les roulements du tonnerre qui se meurt.
J'entends comme des voix inconnues et captives,
Comme des plaintes et des gémissements,
Un cercle mystérieux lentement se resserre,
Mais dans ce gouffre de murmures et de sons
Un bruit s'élève qui domine tous les autres.
Et le silence autour est si irrémédiable,
Qu'on entend l'herbe pousser dans la forêt,
Le Mal rôder sur terre en portant sa besace...
Mais voilà que soudain on distingue des mots,
Et le déclic sonore des rimes légères.
Alors je commence à comprendre,
Et les vers qu'on me dicte viennent se déposer
Sur la neige blanche du papier.
5 novembre 1936 La Maison aux Fontaines
Les lèvres pâles entrouvertes,
Le souffle difficile est saccadé
Et sur ma poitrine frémissent
Les fleurs d’un rendez-vous imaginaire.
J'ai oublié vos homélies,
Puissants rhéteurs et faux prophètes,
Mais vous, vous ne m'oubliez pas.