Citations de Anne Calife (97)
Désormais, la Guerre se déployait sur toutes les chaînes, avec ce « r » présent dans toutes les langues : « Krieg, Guerra » ou englouti par les mâchoires américaines : « War ». Les Arabes la nomment « har’b » avec un « h » soufflé de gorge, ce « r » guttural du fond du ventre.
Dans toutes les bouches, cette râpe du « r ».
Ce raclement d’hommes vivants.
« Les rayons verts, disposés en roue dans les yeux du Chat, rencontrèrent ceux jaunes du matin. Le Chat ferma les yeux, s'endormit. »
Le Chat lécha le chaton avec emportement. Sur ma main, restait une trace chaude, mouillée. Dans la chambre macérait une chaleur de serre. J’ouvris la fenêtre. Grimpa cette odeur de terre nourrie de nuit, saturée d’eau, mélange de violette et de crème fraîche. Quelque chose de fort, de lent se préparait dans cette chambre étouffante, je ne pouvais plus dormir.
« J’aime, j’exige ce côté fragmenté, puzzle, cela me correspond assez. Toutes mes nuits d’insomniaque, désormais tape, je tape.. Lime, que je lime…
Comme il est dur, ce bois. Comme il me résiste. J’enfonce la gouge de toutes mes forces. Nuque tendue contre le morceau de bois, mâchoires contractées, je me raidie. Je vais mordre, mâcher ces nœuds.
J’aime que le bois me tienne tête. Dans ce corps à corps, l’un de nous deux cédera.
Ce sera lui ou moi. »
A la lumière vacillante des bougies, les gestes semblent se ralentir, se décomposer à l'infini dans l'immense nuit de Noel.
Les mots sont publics, le Silence est privé.
Parallélépipède parfait, séducteur dans l’âme, il alterne pâte feuilletée et crème jaune onctueuse. Il a revêtu son plus bel habit, cape glacée de chocolat à carreaux.
- « Un ... un ... mi-mi millefeuille ».
Maud bégaie, balbutie n’osant exprimer sa demande, ne sachant pas vraiment si tel est son désir. Indifférente à tant d’hésitations, la boulangère me tend l’objet de convoitise entouré d’un fin sachet bruyant. Elle dit aussi quelque chose d’incompréhensible sur l’appétit des jeunes filles en pleine croissance.
Pourtant, arrivée à la maison, la cuisine fleure bon le pain grillé. J’ai dépassé depuis belle lurette les limites du raisonnable. Maud, tout est déraison en ce monde.
Peu importe la quantité de Nourriture ! Seul importe l’instant. Que la Nourriture soit toujours avec moi, qu’Elle ne me quitte plus, que je ne La quitte plus. Que je L’étreigne à chaque seconde de mon existence.
Alors là, oui, Elle est encore présente sous la forme de tartines grillées. Au dîner, Elle sera à mes côtés, déguisée en gratin dauphinois. Dans la nuit, je L’embrasserai encore, ma Nourriture à moi, ma Nourriture chérie, en croquant des biscottes dérobées.
Voilà, je m’efforce d’être un étang à la surface lisse. Tant pis si l’eau stagne. Tant pis si elle est de plus en plus trouble, si elle devient glauque. Sous la surface, des bêtes hideuses se déchirent entre elles, au milieu des grandes algues mouvantes.
L’infini univers des SI, comprend de nombreux corridors, avec de lourdes portes en ivoire qui s’ouvrent juste sous la poussée. Dans l’abîme des Si, plongent, sans masque ni tuba, les désespérés, les malheureux et les grosses filles comme moi.
Quelque chose cassa d’un seul coup, lâcha. C’est une seconde précise, l’accumulation de souffrances qui fait qu’on coupe, qu’on lâche. Ce n’est pas la spirale, ni l’engrenage, tout ce que disent les autres. Non, c’est un « tac » d'arrêt de vie, de volonté ; un arrêt cardiaque, une fleur tranchée.
Yeux jaunes de l’huissier, ceux du forsythia derrière les branches hérissées et noires. C’était un grand homme, avec d’énormes sourcils noirs, un complet élimé, un air de lassitude, d’habitude au malheur.
Très poliment, il me remit l’avis d’expulsion. La télé, le frigidaire, le four micro-ondes, tout cela parut animé de pattes, de pieds, portés par des humains dans les escaliers pour être avalé par une camionnette blanche.
-Votre mari est mort.
L’impression que le sol de la cuisine, le carré blanc de la fenêtre au-dessus de l’évier penchaient. Pour ne pas glisser, je me raccrochai à la surface désormais trop lisse, trop glissante, de l’émail mouillé.
L’assiette me glissa des mains ; il me sembla voir sa chute au ralenti. Avec un cri de porcelaine brisée, elle s’ouvrit en triangles blancs telle une énorme fleur tropicale, un magnolia.
« D’une ville, on croit tout savoir, connaître, comprendre du haut de sa fenêtre. Pourtant, existent d’autres êtres mal connus : ni rats, ni algues mais humains, ils vivent à mi-chemin entre l’algue, le rat et le vol du canard sauvage. Ce sont eux. Ceux de la rue. »
Autour de cette table, tous jouent un double jeu, les dés sont pipés. Car ils ont juste oublié un détails: l'Artiste, le peintre c'est moi.Car je suis le Maître, celui qui capte les ombres, les lumières sur sa toile. Celui qui a droit de vie ou de mort sur ses personnages.
Toi, moi, nous tous, sommes seuls. Oui, seuls, nous resterons. Isolés dans nos bulles de verre. A la naissance, l'oxygène a pénétré, déchiré nos poumons de nouveau-né. Seuls, seuls à crier, n'est-ce pas ? Tous, nous nous avançons dans un tunnel, clair, transparent, durant l'enfance, allant, s'opacifiant avec l'âge.