Booktrailer de "Derrière les Arbres", d'Arnaud CODEVILLE
« Juste en face du divan où dormait Éric était assise la poupée de porcelaine. Elle aurait dû croupir dans l’océan, pourtant elle était bien là, juste devant nos yeux ébahis. Je crus percevoir dans ses traits un soupçon de vie, car le jouet semblait regarder Éric avec insistance. Son attitude irréelle déclencha une nouvelle fois en moi une frayeur sans nom. »
Extrait de
La tour de sélénite
Arnaud CODEVILLE

(...). La maison, quant à elle, était en piteux état et les voisins soupçonnaient, à juste raison, qu’il arriverait un possible accident si par malheur elle devait rester ainsi pendant encore une année. La mairie avait donc fait poser un écriteau sur le portail, sur lequel on pouvait lire :
« DÉFENSE D’ENTRER, RISQUE D’EFFONDREMENT »
Si un petit curieux avait bravé l’interdit en escaladant l’une des clôtures, il se serait très vite aperçu que la plupart des murs de la demeure étaient lézardés de nombreuses fissures et que la moisissure les rongeait petit à petit. (...) il aurait senti également une odeur répugnante qui se dégageait de la maison elle-même. Ce détail aurait dû mettre sur ses gardes toute personne sensée qui aurait osé pénétrer dans ses entrailles. (...)
Arriverait-il à surmonter sa peur ? Car oui, à ce stade, ce serait de la peur qu’il ressentirait, une peur inexplicable qui le pousserait à tourner les talons et à rebrousser chemin en hurlant. Il perdrait sûrement l’équilibre, puis se casserait la figure plusieurs fois sans aucune raison et enfin escaladerait les murs escarpés de l’enceinte tout en s’écorchant les ongles et le bout des doigts. Il terminerait sans doute sa journée en proie à une terreur sans nom, le cœur prêt à exploser dans sa cage thoracique.
Voilà ce que pourrait éprouver un individu lambda un peu trop fouineur, face à une telle monstruosité de briques...
L’ancien monastère était dans un état plus que lamentable, noyé sous une couche épaisse de végétation, rongé par des années d’abandon sous la coupe des grands arbres. Sa construction semblait dater de plusieurs centaines d’années, et seuls les murs nord et est tenaient encore debout. Plus aucune fenêtre ne possédait de vitraux. La nature avait bel et bien repris ses droits, et certains arbrisseaux avaient même poussé au centre des ruines. Ben sentit ses poils se hérisser bien qu’aucune brise ne souffle. Sans dire un mot, ils contemplèrent longuement les décombres. Puis Alexandre rompit les rangs et descendit le premier en s’accrochant du mieux qu’il pouvait aux rochers et aux arbres. Les trois autres se regardèrent. Le visage de Samuel avait pris la couleur de la craie.
— Vous êt… êtes sûrs de vou… vouloir y a… aller ? bégaya-t-il en se retournant sans arrêt.
— Sois un homme, je t’ai dit ! aboya Chloé.

Trois mois auparavant, une terrible nouvelle avait secoué le monde entier. Le sarcophage de la centrale nucléaire de Tchernobyl avait finalement cédé, et ce malgré le nouveau dôme de protection mis en place en 2016. Selon les rapports d’experts, en quelques minutes, des tonnes et des tonnes d’éléments radioactifs avaient été relâchées dans l’atmosphère. Les vents dominants avaient, d’après les informations, charrié un immense nuage hautement radioactif dans toute l’Europe. […]
En quelques jours, son quartier avait été bouclé comme tant d’autres en France. Jour et nuit résonnaient les rangers des soldats, il ne l’éloignait de ce vacarme que pour écouter les nouvelles sporadiques données par l’État et lire les rumeurs hallucinantes qui envenimaient les réseaux sociaux. Peu avant que tout moyen de communication ait cessé d’émettre, des coups de feu, et même parfois des tirs d’artillerie et bombardements avaient fusé à proximité de chez lui au milieu de hurlements. Puis le silence s’était installé.
Un long et terrible silence.
Éric marmonna quelques mots dans son sommeil puis ouvrit brusquement les yeux.
— Putain, mais vous êtes cinglés ! Vous voyez pas que…. Nom de Dieu !
Lorsqu’il vit la poupée, il grimpa aussitôt sur le dossier du sofa et son poids fit basculer le meuble en arrière, entraînant le professeur dans sa chute. Il se leva d’un bond et recula de trois mètres. Il était livide.
— Putain de Nom de Dieu, qu’est-ce que ça fout encore là ça ?
—J’en sais rien ! gueulai-je, je l’ai balancée dans la mer, je te jure sur la tête de mes gosses.
— Adel, paniqua Paul, il faut que tu fasses quelque chose, je t’en supplie.
Il retira la charnière de métal, souleva le couvercle et le bascula délicatement. La première chose qui le frappa, c'était cette exhalaison qui se propageait insidieusement dans toute la pièce. Avec une appréhension certaine, il jeta un oeil à l'intérieur. Toutes ces années sans voir la lumière du jour, c'était un pan entier de sa vie qui allait surgir comme un diable de sa boîte.
— Sam ? balbutia-t-il sans se rendre compte qu’il reculait. Bordel, qu’est-ce qu’il t’arrive ?
Le jeune garçon bredouilla quelques mots inintelligibles. Ben n’en comprit le sens que quelques secondes plus tard.
— Surtout… ne… bouge plus…
Samuel n’avait jamais vraiment fait preuve de courage ; d’ailleurs, il s’était lui-même qualifié de peureux suprême lors de leurs nombreuses virées. Seulement, cette nuit-là, l’effroi déformait ses traits : ses lèvres bleuies tremblaient et on entendait ses dents s’entrechoquer.
D’un geste lent, il indiqua la pénombre dans le dos de Ben. Celui-ci sentit son ventre se nouer et fit demi-tour. Il faisait trop noir pour distinguer quoi que ce soit, mais Ben devinait une présence proche de lui.
Il releva la lampe pour en avoir le cœur net… et se liquéfia.
Gabriel pointa la statuette de la Vierge. (…)
— Ceci est un réceptacle d’âme.
— Un quoi ?
— Laissez-moi vous expliquer… Imaginez une boîte dans laquelle vous pourriez enfermer l’âme d’une personne, un esprit ou… un démon…
— Attendez… vous êtes en train de me dire que ce truc-là est une espèce de lampe magique comme celle d’Aladdin ?
— Vous n’êtes pas loin de la vérité… Ces lampes existent, vous savez… Elles servent essentiellement à contenir les Djinns. Et ceci en est une, en quelque sorte…
Un éclair de lucidité traversa la conscience de Ben. L’immonde statue sous le monastère n’était rien d’autre que ça, alors.
— Et si on se cassait ? demanda-t-il au bout d’une demi-minute.
Il n’obtint aucune réponse et insista :
— Ben ? s’il te…
Celui-ci avait fait volte-face et lui avait plaqué la main sur les lèvres pour le faire taire.
— Chut !
— Quoi ? parvint-il à dire entre les doigts de son ami.
— Tu n’entends rien ?
Samuel se frotta la bouche avec la manche de son pull, tendit l’oreille sans percevoir aucun son.
— Non, rien…
— Justement… on n’entend rien parce qu’il n’y a rien… pas même le bruit des insectes de la forêt.
Samuel sentit le sang quitter son visage.
— Comment ça se fait ?
— Aucune idée…
Ben ne pouvait pas le croire. C’était pourtant bien dans le sous-sol de cette maudite maison que la confrontation qu’il redoutait tant se déroulait. Yedok, le démon, s’était matérialisé sous une forme grotesque, dans le corps de son meilleur ami, méconnaissable. Sa tête frôlait les poutres, ses membres disproportionnés et filiformes renforçaient l’allure simiesque que lui donnait déjà son dos voûté. Ses yeux luisaient et d’épais filets de bave coulaient de sa mâchoire aux dents acérées.