LE DEALER
Si vous marchez dehors, à cette heure et en ce lieu, c’est que vous désirez quelque chose que vous n’avez pas, et cette chose, moi, je peux vous la fournir ; car si je suis à cette place depuis plus longtemps que vous et pour plus longtemps que vous, et que même cette heure qui est celle des rapports sauvages entre les hommes et les animaux ne m’en chasse pas, c’est que j’ai ce qu’il faut pour satisfaire le désir qui passe devant moi, et c’est comme un poids dont il faut que je me débarrasse sur quiconque, homme ou animal, qui passe devant moi.
C’est pourquoi je m’approche de vous, malgré l’heure qui est celle où d’ordinaire l’homme et l’animal se jettent sauvagement l’un sur l’autre, je m’approche, moi, de vous, les mains ouvertes et les paumes tournées vers vous, avec l’humilité de celui qui propose face à celui qui achète, avec l’humilité de celui qui possède face à celui qui désire ; et je vois votre désir comme on voit une lumière qui s’allume, à une fenêtre tout en haut d’un immeuble, dans le crépuscule ; je m’approche de vous comme le crépuscule approche cette première lumière, doucement, respectueusement, presque affectueusement, laissant tout en bas dans la rue l’animal et l’homme tirer sur leur laisse et se montrer sauvagement les dents.
Non pas que j’ai deviné ce que vous pouvez désirer, ni que je sois pressé de le connaître ; car le désir d’un acheteur est la plus mélancolique chose qui soit, qu’on contemple comme un petit secret qui ne demande qu’à être percé et qu’on prend son temps avant de percer ; comme un cadeau que l’on reçoit emballé et dont on prend son temps à tirer la ficelle. Mais c’est que j’ai moi même désiré, depuis le temps que je suis à cette place, tout ce que tout homme ou animal peut désirer à cette heure d’obscurité, et qui le fait sortir hors de chez lui malgré les grognements sauvages des animaux insatisfaits et des hommes insatisfaits ; voilà pourquoi je sais, mieux que l’acheteur inquiet qui garde encore un temps son mystère comme une petite vierge élevée pour être putain, que ce que vous me demanderez je l’ai déjà, et qu’il vous suffit, à vous, sans vous sentir blessé de l’apparente injustice qu’il y a à être le demandeur face à celui qui propose, de me le demander.
Puisqu’il n’y a pas de vrai injustice sur cette terre autre que l’injustice de la terre elle-même, qui est stérile par le froid ou stérile par le chaud et rarement fertile par le doux mélange du chaud et du froid ; il n’y a pas d’injustice pour qui marche sur la même portion de terre soumise au même froid ou au même chaud ou au même doux mélange, et tout homme ou animal qui peut regarder un autre homme ou animal dans les yeux est son égal car ils marchent sur la même ligne fine et plate de latitude, esclave des mêmes froids et des mêmes chaleurs, riches de même et, de même, pauvres ; et la seule frontière qui existe est celle entre l’acheteur et le vendeur, mais incertaine, tous deux possédant le désir et l’objet du désir, à la fois creux et saillie, avec moins d’injustice encore qu’il y a à être mâle ou femelle parmi les hommes ou les animaux. C’est pourquoi j’emprunte provisoirement l’humilité et je vous prête l’arrogance, afin que l’on nous distingue l‘un de l’autre à cette heure qui est inéluctablement la même pour vous et pour moi.
Dites moi donc, vierge mélancolique, en ce moment où grognent sourdement hommes et animaux, dites-moi la chose que vous désirez et que je peux vous fournir, et je vous la fournirai doucement, presque respectueusement, peut-être avec affection ; puis, après avoir comblé les creux et aplani les monts qui sont en nous, nous nous éloignerons l’un de l’autre, en équilibre sur le mince et plat fil de notre latitude, satisfaits au milieu des hommes et des animaux insatisfaits d’être hommes et insatisfaits d’être animaux ; mais ne me demandez pas de deviner votre désir ; je serais obligé d’énumérer tout ce que je possède pour satisfaire ceux qui passent devant moi depuis le temps que je suis ici, et le temps qui serait nécessaire à cette énumération dessécherait mon cœur et fatiguerait sans doute votre espoir.
Bernard-Marie KOLTÈS Dans la solitude des champs de coton Editions de Minuit
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